Abdallah, fils de l'émir, au-delà de l'enfant roi :
Ainsi, le personnage que j’aimerais mettre à l’honneur n’est
autre que le jeune Abdallah, fils de l’émir Ben Kalish Ezab. Abdallah apparaît
pour la première fois à la fin des années 1940, précisément dans le cadre de la
sortie de l’album « Au pays de l’or noir ». Ce choix de ma part de mettre
Abdallah en avant s’appuie selon différents facteurs, le premier est
possiblement lié au fait qu’il est un personnage qui n’est pas toujours cité
par les Tintinophiles, et parmi les enfants présents dans l’œuvre, il n’est pas
non plus le plus plébiscité. Deuxièmement, les quelques lectures à son sujet ne sont
pas des plus élogieuses. Abdallah est décrit comme étant un enfant capricieux,
turbulent, mal élevé, il symbolise cet enfant roi qui n’écoute personne et qui
n’en fait qu’à sa tête. C’est principalement à ce titre qu’il n’obtient pas
forcément la sympathie des Tintinophiles. Et enfin, le dernier facteur qui me
pousse à évoquer ce jeune garçon concerne ma sensibilité profonde
aux questions d'éducation et de pédagogie. Développons.
À vrai dire et à y regarder de plus près, il y a beaucoup de
choses à dire au sujet d’Abdallah, pour peu qu’on s’intéresse à lui au-delà des
convenances. Les Aventures de Tintin sont des supports fertiles à l’imaginaire
et à l’interprétation. La lecture personnelle que je fais du jeune Abdallah
peut se traduire de la façon suivante.
D’abord, et a priori, Abdallah est le fils unique d’un père qui aime à le chérir aux oreilles d’autrui, mais qui brille également de par son absence, disons-le. En
effet, l’émir qui est donc le père d’Abdallah, semble profondément inquiet
quant au sort de son fils, mais se démarque en particulier par sa récurrence à être
un père tantôt distant, tantôt absent. Dans l'album "Au pays de l'or noir", Il ne remarque pas la disparition de son fils et n’est
pas en mesure de lui porter secours lui-même. Dans l'album "Coke en Stock", il est aussi celui qui l’éloigne pour le
protéger des bouleversements politiques que traverse son pays, le Khemed. En réalité, Abdallah n'est que très rarement auprès de son père. Si l’on
ne peut accuser l’émir d’être un père totalement démissionnaire (quoique), l’on peut soutenir l’idée
qu’il ne semble pas, même si c’est parfois malgré lui, vivre une proximité relationnelle et physique très forte avec son fils. Ainsi, Abdallah est un fils unique dont le père lui
est plutôt étranger, son rapport avec ce dernier ne transpire pas la complicité,
c’est le moins que l’on puisse dire. Si l’émir parle avec amour de son fils, la
relation qui les lie ne transpire pas d’un amour charnel. Par ailleurs, au sein
de cette relation, il n’est jamais mentionné l’existence d’une mère. Oui, à
travers son œuvre, Hergé s’est émancipé des schémas traditionnels qui veulent
des enfants rangés avec une famille idéale. Mais tout de même, Abdallah est un
fils unique dont le père est distant et la mère inexistante. Cela pose un cadre
dans lequel on peut établir le postulat que Abdallah n’est pas un enfant qui vit
et grandit avec des repères forts et qui semble déjà plus ou moins livré à lui-même. D'aucuns pourraient me rétorquer que Tchang et Zorino, autres enfants de l'univers de Tintin, sont aussi livrés à eux-mêmes. C'est vrai, mais ces derniers finissent toujours par être accueillis au sein de communautés, l'un sera adopté par les fils du dragon, l'autre par le noble fils du soleil et ses différents membres. L'un comme l'autre trouvera réconfort auprès de communautés structurantes et définies.
Plus inquiétant encore (si l’on peut dire) concernant Abdallah, c'est qu'il est
un enfant de 6 ans qui n’a pas de copains, n’a pas de copines. Pourtant, l’on sait à quel
point l’âge de l’enfance s’articule à des logiques de socialisation, permettant
aux enfants de se découvrir et de découvrir l’autre. L’identité singulière d’un
enfant s’affirme et se renforce dans la relation aux autres. Ainsi, nous avons
là un enfant qui ne parle avec personne, qui ne joue avec personne, qui ne se
confronte à personne et qui semble bien seul dans son petit monde. C’est la raison
pour laquelle, dès lors qu’il rencontre un semblable, il aura tendance à vouloir
entrer en interaction avec lui, parfois de façon maladroite mais tout de même.
La relation délicate « je t’aime, moi non plus » qu’il construit avec le
capitaine Haddock témoigne d’une volonté manifeste de nouer un lien. De ce
point de vue-là, il est possible d’affirmer que Haddock ressent une certaine
tendresse pour cet enfant, plus qu’avec n’importe quel autre enfant issu des
albums. Au-delà des colères que lui suscite le jeune Abdallah, il y a quelque
chose de plus profond, de plus subtil chez le capitaine qui s’érige en une
forme de figure paternelle, pris entre sa lassitude des gags d’Abdallah et le
souci de son devenir. De la même manière, le jeune garçon tentera de rentrer en
relation avec Nestor, lequel ne sera jamais disposé à lui rendre la pareille.
On peut ici faire remarquer que le tempérament de Haddock est davantage tourné
vers l’altérité que ne l’est celui de Nestor. Dans tous les cas, nous observons
chez Abdallah une volonté systématique d’attirer l’attention sur sa personne à
travers ses gags, ses bêtises, ses provocations. C’est un garçon qui manque d’un
cadre et qui traduit sa relative déshérence, quand bien même "fils de", à travers la
construction de son propre monde. La solitude qu’il vit en temps normal, quoi
qu’on en dise, est génératrice d’inventivité et de créativité. Ses cigares
explosifs, sa poudre à éternuer, ses araignées sauteuses, son coucou qui
projette de l’eau ou encore son masque tigre sont autant d’éléments qui
témoignent de sa capacité à puiser dans son imaginaire, dans un souci de
provoquer l’autre et donc de rentrer en relation avec lui. La lecture un peu
facile et un peu trop hâtive d’un enfant qui serait uniquement turbulent et mal
élevé manque l’essentiel. Abdallah est un enfant relativement seul malgré ses
caprices, et ce qui anime un enfant est ce besoin d’interactions sociales, et
donc de limites qui cadrent. Les remontrances de Haddock à son égard ne sont d’ailleurs
jamais vécues avec rancœur, Abdallah revenant toujours vers le capitaine. C'est qu'il a
bien compris que la relation qu’il mène avec lui peut être structurante à bien
des égards, là où son père ne brille que par des mots creux et une posture.
Abdallah est donc ce jeune garçon turbulent et capricieux
aux premiers abords, mais une lecture un peu plus élaborée permet d’imaginer un
enfant dont la réalité est un peu plus complexe. Son inventivité est un
préalable à la rencontre, elle est aussi une provocation voulue, souvent maladroite mais relative à ce manque de cadre, pour faire réagir l’autre
dans un souci d’interaction. En reprenant Abdallah parfois sévèrement et même
parfois de façon totalement inadaptée, Haddock d’une certaine manière le
considère. Et c’est tout ce qui importe pour un enfant de 6 ans qui connaît une
certaine solitude.
Qu’est devenu Abdallah après les Aventures de Tintin ?
Nous ne le saurons jamais. Ce qu’on sait en revanche, c’est que son personnage
est inspiré du roi d’Irak Faycal II (image à l'appui) dont la ressemblance physique est frappante.
Notons que ce gamin a perdu son père a l’âge de 3 ans et qu’il sera renversé
par un coup d’état et assassiné par les révolutionnaires de son pays, alors seulement âgé de 19 ans. Si l'on transpose cette réalité à celle du jeune Abdallah, celui-ci dans une destinée tragique n’aura finalement pas vécu très longtemps. Les enfants qui sont
des « fils de » et qui se montrent capricieux n’ont pas toujours un
destin enviable. Loin s'en faut.
Terminons cette lecture interprétative de ma part à propos d’Abdallah en élargissant le sujet à celui des enfants en général, et au rapport qu’Hergé entretenait avec eux. Déjà dans Quick et Flupke, gamins issus du quartier des Marolles, Hergé avait su capter la vivacité et le dynamisme de ces deux garnements dont la particularité était de former un duo énergique, vivant et complémentaire. Si Abdallah est l’héritier de Quick et Flupke, lui a dû s’inventer son propre rapport aux autres, non sans difficultés. Hergé fréquentait des enfants de près comme de loin et a certainement voulu retranscrire cette fougue et cette insouciance, que lui-même n’a pas vécu en tant qu'enfant. C’est là une façon de relater l’enfance dans des contours joyeux, dynamiques, virevoltants. Ce rapport aux enfants n’a jamais baissé d’intensité et Hergé prenait le temps de répondre à chacune des lettres envoyées par tel ou tel gamin de telle ou telle région du monde. A ce propos, le fait que Hergé recevait beaucoup de mots, de commentaires, d’interrogations de la part des enfants du monde entier en dit long. Si les enfants lui écrivirent beaucoup, c’est parce qu’ils avaient confiance en lui, confiance en son travail, en son œuvre. En cela, il y a quelque chose de très fraternel voire d'universel. Beaucoup d’enfants ont voulu écrire à un adulte pour en savoir plus, pour relater des incohérences. Beaucoup d'enfants d'ici ou d'ailleurs ont pu vivre avec la même intensité, avec la même fascination la lecture des différents albums. C’est le signe d’une œuvre qui a généré des liens et qui a été vécue pleinement par des enfants du monde entier qui, naturellement, ont émis le souhait d’apporter un regard, un commentaire, une demande particulière. En réalisant ses albums, Hergé n’a pas inventé d’histoires pour enfants, il leur a permis au contraire de vivre des aventures riches, diverses, parfois tragiques, mais toujours dans une forme d’authenticité. Et les enfants le ressentent. Hergé n’a pas écrit pour plaire aux enfants, il a écrit d’abord pour lui et c’est ainsi qu’il a plu aux enfants, aux adultes. C’est la raison pour laquelle, effectivement, c’est une œuvre à destination des enfants de 7 à 77 ans, et même au-delà.
Le personnage d’Abdallah a donc bien plus de consistance qu’il
n’y paraît. Il est un enfant parmi d’autres et l’exubérance de son tempérament ne
doit pas nous empêcher d’approcher une lecture plus fine, plus subtile de sa
personne. Un enfant turbulent ou capricieux n’en demeure pas moins un enfant,
tout court. Et à ce titre, il mérite qu’on s’y attache pour le considérer dans
son ensemble et dans son contexte de vie, et plus encore dans ce qu’on ne voit pas de prime abord. Le
destin d’Abdallah, si on le transpose à celui du roi Faycal II mort à l’âge de
19 ans, aura donc été tragique. Il nous faut néanmoins croire à un destin dans
lequel le capitaine Haddock aura joué un rôle d’importance pour ce cher
Abdallah, lui permettant ainsi de vivre des moments de vie qui structurent le futur adulte qu'il aurait dû être.
Saïd Oner,

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