Chronique du livre "Tchang Tchong-jen, Artiste voyageur" de Dominique Maricq et Tchang Yifei :


« Tchang Tchong-jen, artiste voyageur », voici un bouquin que je souhaitais posséder afin de pouvoir le lire attentivement. En effet, l’idée d’un ouvrage traitant de la vie de la personne de Tchang Tchong-jen me paraissait très intéressante, notamment dans la perspective de mieux connaître cet homme que beaucoup ne connaissent qu’à travers son lien avec Hergé. Il m’apparaissait opportun de consacrer tout un travail autour de la personne de Tchang, artiste que l’on perçoit au contact de Hergé mais surtout artiste dont on ne mesure certainement pas toute la grandeur, la richesse et l’engagement.

Ainsi, le livre propose au lecteur une plongée immersive au cœur de la vie de l’homme. Commençons d’emblée par le point de départ qui est la découverte de l’Europe, par Tchang.

On apprend en effet que le jeune homme, natif de Shanghai, se rend en Europe très tôt dans sa vie afin d’aller à la rencontre de la diversité artistique. L’homme a besoin de voir, de toucher, de découvrir, de ressentir. Il fera ses études en Belgique et remportera de nombreux prix, son talent et son appétence pour la sculpture en particulier feront de lui un artiste en devenir. Petit à petit, il parvient à gagner la reconnaissance de ses pairs et est reconnu comme étant un étudiant brillant. C’est donc tout naturellement que l’on fait appel à lui pour conseiller Hergé, lorsqu’il s’agit d’évoquer la réalité du monde de l’Extrême-Orient, et singulièrement la réalité sociale et politique de la Chine que le monde occidental ne se représentait que très grossièrement. Tchang est effectivement un étudiant remarquable, animé par le domaine artistique, mais il ne perd pas de vue ce que vit son pays sur le plan politique. Il est un homme qui jouit d’une conscience politique très fine, qui lui permet de comprendre avec précision les rapports de pouvoir établis au sein d’une partie de la Chine, la Manchourie, sujette alors à l’invasion militaire du Japon en 1931.

Ce regard politique couplé à sa connaissance de la tradition artistique chinoise seront les éléments émancipateurs qui permettront à Hergé de créer cet album exceptionnel qu’est le Lotus Bleu. Ce moment de la rencontre entre Hergé et Tchang que l’on peut qualifier d’historique à bien des égards, l’est encore plus quand le livre nous apprend que les deux hommes échangèrent longuement sur le choix d’un autochtone pouvant aider Tintin dans sa quête qui l’emmènera à Hou Kou, petit village dans les montagnes chinoises. Les deux hommes pensent d’abord à introduire un vieil homme, synonyme de connaissance et de sagesse. Or, très vite, la réalité de la montagne rappelle aux deux artistes la délicatesse pour un vieil homme de s’adonner aux plaisirs de la marche ou à ceux de l’escalade. Hergé suppose donc de faire introduire une jeune fille que Tintin pourrait rencontrer, pour que celle-ci lui permette de poursuivre son voyage. Ici, cette information mérite que l’on s’y arrête quelques instants. Hergé, au milieu des années 1930, avait donc pour idée de bâtir une amitié naissante entre Tintin et une jeune fille chinoise. N'est-ce pas fascinant ? L’histoire aurait donc pu s’écrire à travers une amitié entre un jeune garçon et une jeune fille, le symbole est très fort. Qui sait ? Hergé aurait peut-être pu poser des bases solides quant à la relation amicale que peuvent vivre une jeune fille et un jeune garçon. Qui plus est, une jeune fille en 1935 jouant un rôle de premier plan (quand bien même n’arrivant qu’en fin d’album) qui conseille, qui accompagne et qui lutte face aux trafics d'opium avec un jeune garçon aurait pu être un véritable pied de nez aux idéologies conservatrices.

Ce choix ne verra jamais le jour car Tchang estimait que la relation entre une jeune fille et un jeune garçon prêtait à confusion, ce que l’on peut comprendre dans un contexte où filles et garçons étaient renvoyés à deux univers bien distincts. Ainsi, le choix se portera sur un jeune garçon qui ne sera autre que Tchang lui-même à travers une silhouette juvénile et innocente.

Ainsi, Tchang pour qui la bande dessinée ne relève pas d’un art majeur, aura consacré beaucoup de temps à Hergé, lui permettant ainsi de faire un bond remarquable dans la création artistique. A ce jour, le Lotus Bleu reste un ouvrage classé parmi les plus importants du XXème siècle.

Mais l’artiste chinois a d’autres ambitions, il est temps pour lui de poursuivre son voyage en Europe. Il se rendra aux Pays-Bas, en France, en Allemagne et en Italie. Nombreux seront ses coups de cœur mais il est intéressant de relever ce que nous apprend le livre quant à son périple en Allemagne. Tchang s’y rend et se fait opérer par un médecin Juif qui, dans les années 30, devra se cacher pour finir par se tuer dans un banal accident de la route. L’occasion pour Tchang de comprendre la réalité de l’antisémitisme et du racisme, qu’il dénoncera, lui qui à travers sa vie, a été l’incarnation de l’ouverture aux autres, de la rencontre et de la volonté de se nourrir de la diversité et de la pluralité. L’on peut également évoquer sa rencontre avec l’Italie qui l’inspira pour créer de nombreuses peintures à l’huile. La France est aussi un pays qui le marqua profondément. Il sera d’ailleurs touché par la détresse d’un jeune garçon qu’il rencontrera à Paris en 1933, ce dernier ayant perdu sa mère, l’inspira pour la création de « l’enfant vêtu de rouge », Tchang étant lui-même concerné par la perte d’un parent.

Le temps passe et Tchang se voit offrir l’opportunité d’obtenir la nationalité belge à la fin des années 1930. Son destin se joue dans l’immédiat et sa décision sera lourde de conséquences. Il fait le choix de refuser poliment cette proposition, arguant qu’il est venu en Europe pour y découvrir l’art dans sa grandeur et non pas pour se faire européen lui-même. Il décide donc de retourner en Chine, là où il est attendu par ses proches et là où on a besoin de lui. Sur ce point, les auteurs font un parallèle avec le destin de Hergé qui décide de rentrer en Belgique suite à l’appel du roi Léopold III en mai 1940 et celui de Tchang qui décide également de rentrer dans son pays.

Tchang est cet homme très modeste, aux origines populaires qui eut la chance de grandir dans un environnement artistique très riche, il sait d’où il vient et il mesure la chance qu’il a eu de pouvoir visiter l’Europe. Son retour en Chine s’inscrit également dans la conscience de ce qu’il est.

Pendant que Hergé vit l’occupation comme une période où, paradoxalement, sa créativité est décuplée, Tchang connaîtra plus ou moins la même trajectoire. Il commence effectivement à se faire connaître dans sa Chine natale, sa popularité est croissante et la république populaire de Chine étant proclamée en 1949, il choisit de marquer son engagement dans son travail artistique. Cela lui permet de voyager dans un pays gigantesque, où il a également tant à apprendre et à découvrir. Lui vient l’idée de transmettre sa connaissance et ses méthodes artistiques, et à l’instar de Hergé, il créera son propre studio dans lequel il formera bien des artistes en devenir.

La révolution culturelle posera quelques difficultés à Tchang qui se verra confisquer voire détruire certaines de ses œuvres. Dans ce malheur, il aura notamment le courage de cacher l’une de ses pièces qui échappera au contrôle des autorités. Durant toute cette période, il sera peu évident pour lui de se hisser au rang d’artiste total, tant les sentiers sont semés d’embûches. Néanmoins, il garda toujours le cap avec l’idée directrice de continuer à s’engager dans l’art. C’est cette opiniâtreté qui lui permettra de vivre enfin l’heure de gloire, précisément en Europe et en France en particulier. En effet, et non sans peine, Tchang réussira à revenir en Europe, d’abord pour y retrouver son vieil ami du Lotus Bleu avec ces scènes mémorables à l’aéroport de Bruxelles que l’on connaît. Plus tard, Jack Lang Ministre de la Culture convainc Tchang de s’établir en France en lui permettant de bénéficier de son propre atelier de création. Effectivement, Tchang même à un âge avancé, jouissait toujours de sa vivacité d’esprit et de création, lui qui avait besoin de travailler son œuvre d’abord avec ses mains, plutôt qu’avec des outils particuliers. C’est dans ce cadre là qu’il réalisera de nombreux bustes de personnalités reconnues, témoignant ainsi de toute la reconnaissance de son travail. 

Il mourra en France en 1998, soit bien après la mort de son ami Hergé. La reconnaissance de son talent aura été linéaire, parfois aux prises avec bien des difficultés mais son engagement sera récompensé à la fin de sa vie, comme pour accréditer la thèse du travail qui finit toujours par payer.

Dans ce livre que je résume en quelques mots mais dont toute la substance reste à découvrir, Dominique Maricq et Yifei Tchang participent de la mise en lumière d’un artiste qui fut finalement l’antithèse de ce qu’a pu être Hergé. En effet, Tchang avait besoin de s’immerger, d’aller au plus près de la création, de s’imprégner, d’humer le bouillonnement artistique des années 1930 en Europe. Il aura ce même désir au sein de son propre pays. Hergé, quant à lui, n’a pas voyagé et son ouverture culturelle s’est développée grâce à son héros de papier. Si ces deux destins furent sensiblement différents, ils ont le mérite de souligner l’immense ouverture d’esprit que permet l’art en général. Encore plus à une époque où l’offre culturelle ne venait pas à soi.

Tchang Tchong-jen a été cet artiste qui a construit sa carrière davantage dans l’engagement, plutôt que dans la professionnalisation. Chez lui, l’art renvoie au besoin de se déplacer, de faire face à des vents contraires, à la capacité de capter les sentiments humains dans toute leur diversité. Il ne sera jamais tranquille car il conçoit son rapport à l’art comme un mouvement perpétuel entre les hommes, les idées et le monde. Quand Hergé était enchaîné à son bureau de travail, Tchang était enchaîné à l’idée de se mouvoir.  De ce point de vue-là, l’on peut largement signifier que Tchang était un artiste vivant dont la carrière ne fut jamais tracée d’avance. C’est parce que le domaine artistique est florissant, vivifiant qu’il impose un parcours de vie plein de vitalité et de dynamisme. Ainsi, ce livre rend hommage à la vivacité d’un homme parfois seul qui a su transcender son époque pour ouvrir des portes à bien de ses contemporains. S’il a souvent été l’ami, l’étudiant ou l’enseignant de l’un ou de l’autre, il mérite qu’il soit enfin perçu comme cet artiste qui a fait du voyage le moyen ultime pour se confronter à la création d’autrui. Son héritage réside dans l’idée que l’art n’est autre que le reflet des hommes à rendre compte de leurs époques, que seule la rencontre permet d’éclairer son propre chemin et qu’enfin, seul l’engagement dans une quête transcendante encourage à la puissance des idées, de la création et de la persévérance.

Ce livre « Tchang Tchong-jen, artiste voyageur » condense en plusieurs pages toute la vitalité de cet artiste. C'est un ouvrage qui se centre sur cet artiste, afin de rendre compte de l’histoire de celui-ci à travers un récit qui ne se contente pas de valoriser ce qu’il a été pour d’autres. C’est là tout l’intérêt de ce livre qui rend une juste place à un artiste qui est allé au bout de ses idées, au bout de son voyage, afin de faire de son art, un art que l’on peut qualifier d’art total.

Pour découvrir plus en profondeur cet artiste ainsi que sa palette créative remarquable, lisez ce livre "Tchang Tchong-jen, Artiste voyageur". 

Saïd Oner,

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