Les Tintinophiles et Hergé, une question d'équilibre :
© Hergé / Tintinimaginatio - 2025
Pourtant, il convient aujourd’hui, à l’appui des nombreux
biographes et analystes de l’œuvre et de la vie de Hergé, de dissocier ce
dernier de Tintin pour s’inscrire dans une démarche de prise de distance avec
l’auteur. Hergé était un homme qui a parcouru le 20ème siècle, qui a
connu des périodes et des époques mouvementées. Les biographes et analystes ont
su nous apporter des éléments importants pour comprendre l’évolution d’un homme
dans des contextes divers et particuliers. Ainsi, l’on peut avancer l’hypothèse
qu’il y a eu plusieurs Hergé selon les périodes, on sait que le Hergé de la fin
des années 1920 était un homme malléable, soucieux d’exister
professionnellement et qui dessinait sous l’influence et la pression d’un
commanditaire. Celui du milieu des années 1930 est un homme qui découvre
l’altérité et commence à s’émanciper d’un milieu qui, jadis, a pu le cloisonner
dans des considérations qui n’étaient pas les siennes. Celui des années 1940
jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale est un homme qui a fermé les yeux
sur la réalité du monde avec les conséquences regrettables que l’on connaît,
pour ne se concentrer que sur son monde de papier. Celui des années 1950 est un
homme qui s’inscrit dans une perspective professionnelle où les enjeux sont
considérables, et enfin celui de la fin des années 1950 jusqu’à sa mort, est un
homme plutôt apaisé et où l’œuvre accouche de quelques grands classiques.
Ainsi, et sans revenir en détail sur chacune de ces
périodes, il me semble important de faire un pas de côté pour essayer d’avoir
une vision juste et nuancée de Hergé. Il ne s’agit nullement de juger l’auteur, le
jugement étant à la portée du premier venu. Il s’agit au contraire d’essayer de
prendre de la distance pour lire avec une plus grande objectivité la vie d’un
homme complexe. En dehors du cercle des Tintinophiles, les critiques les plus
récurrentes à l’endroit de Hergé sont celles relatives à Tintin au Congo et à
son rôle de collaborateur économique au sein du soir « volé » durant
la seconde guerre mondiale. L'on pourrait ajouter l'anticommunisme primaire de l'album des Soviets mais passons. Pour le premier grief, il faut rappeler que le
jeune Hergé, particulièrement influençable, n’avait que peu d’intérêt pour le
Congo et n’a fait que répondre aux vocations colonialistes que voulait susciter
l’abbé Wallez, son directeur de publication du 20ème siècle, auprès
des jeunes belges. Tintin au Congo est donc un album primitif dessiné par Hergé
depuis la tête de Wallez. Il n’en demeure pas moins qu’il reste foncièrement
colonialiste et paternaliste dans lequel le racisme, à savoir la mise en infériorité des
locaux sur la base de préjugés raciaux et ethniques, est manifeste. Si l’on
peut dire qu’il s’agit d’un album écrit dans un contexte politique propice aux
entreprises colonialistes, et qu’à ce titre, l’album peut être abordé comme un
outil pédagogique pour mettre en lumière la réalité coloniale de certains pays
occidentaux en Afrique, il me paraît crucial de ne pas banaliser cet album en
relativisant ce qu’il a véhiculé et ce qu’il véhicule encore. En effet, si l’on
peut contextualiser la rédaction de Tintin au Congo, la justesse veut que l’on
rappelle encore et toujours que l’album n’est pas qu’une simple erreur de
jeunesse, qu’il participe de l’idéologie conservatrice et coloniale des années
1930 et que cette idéologie reste d’actualité aujourd’hui avec des effets
concrets sur les populations noires en Afrique, mais aussi en Europe et dans de
nombreuses contrées du monde. L’objectif n’est pas de crucifier Hergé au
pilori, mais de reconnaître que la rédaction de cet album, dont la
responsabilité ne lui incombe pas totalement, ne peut se résumer à un simple
contexte et qu’il est donc par conséquent nécessaire de faire preuve d’une
certaine distance critique quant à cet album. Et en cela, s’appuyer aujourd’hui
sur cet ouvrage pour faire de la pédagogie critique pour dénoncer ce qu’a été le
colonialisme est, à mon avis, une démarche émancipatrice et respectueuse des
droits humains.
Le second grief, tout aussi problématique, renvoie
à la période durant laquelle Hergé a collaboré avec le journal « Le
Soir » rebaptisé pour l’occasion « Le Soir volé » alors contrôlé par l’occupant. Outre le fait que l’on peut légitimement interroger et
regretter fortement le choix de Hergé de travailler au sein de cette rédaction
dans laquelle il savait ce qui s’écrivait, il s’agit ici de dire que Hergé
lui-même a participé à l’entreprise antisémite à travers le dessin de quelques
cases issues de l’album « l’étoile mystérieuse » où deux commerçants
juifs se réjouissent de la fin du monde et des perspectives économiques qui
s’offrent à eux. A l’inverse, l’on peut dire, et j’en suis, que Hergé traverse
cette période de la seconde guerre mondiale et son lot d’infamies en rédigeant
des albums qui se tiennent à distance de l’actualité politique et du discours
dominant. Mieux encore, il a parfois pris position implicitement. C’est le cas
dans l’album « le Crabe aux pinces d’or » commencé au début des
années 1940 qui comporte quelques éléments critiques de l’entreprise nazie, à
considérer que l’injure proférée par le capitaine Haddock « doryphores » est à lire comme une métaphore. Les doryphores sont en
effet de petits insectes qui ravageaient les plantations de pommes de terre, au
même titre que les Allemands qui réquisitionnaient cet aliment pour leur
politique agricole. Supposons ainsi que l’injure « doryphores » était
destinée subtilement à l’endroit des occupants et que l’aplomb avec lequel le
capitaine, alors nouveau venu, prononce cette injure traduit peut être la colère profonde de
l’auteur vis-à-vis des faiseurs de guerre, lui qui fut marqué profondément par
la première guerre mondiale.
Néanmoins, là encore, l’on ne peut banaliser le comportement de Hergé durant cette période, encore moins sa participation à son échelle quand bien même minime, de la marche en avant antisémite destructrice. Hergé n’a tué personne mais il a participé à la caricature antisémite et a donc nourri le discours dominant qui a eu des conséquences dramatiques pour les populations juives. Aussi, il a traversé toute cette période en fermant les yeux et en se bouchant les oreilles, tandis que l’extermination des populations juives, tsiganes ou encore homosexuelles était criante et manifeste. Par ailleurs, le personnage de Philippulus le prophète qui apparaît dans "L'étoile mystérieuse" est inspiré de Philippe Gérard, un véritable ami de Hergé depuis l'adolescence avec lequel il se brouilla au début des années 1940, jugeant l'attitude du dessinateur bien trop complaisante à l'égard des Allemands. Les deux hommes se brouillèrent définitivement, sans jamais se réconcilier. Hergé s'inspira donc de Gérard pour le caricaturer en une espèce de prophète un peu pénible, un peu fou qui annonce "le châtiment". L'histoire nous apprendra que la barbarie nazie se matérialisait bien au delà du châtiment. Si Hergé n’a pas collaboré politiquement, il a été pour le moins un collaborateur économique qui s’est arrangé pour se rendre sourd à la détresse du monde, lui qui quelques années plus tôt avait pourtant su prendre position contre l’impérialisme japonais, par exemple.
Philippulus le prophète
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Au sortir de la seconde guerre mondiale, Hergé connut quelques moments difficiles qu’il faut considérer à la hauteur de sa situation sociale et professionnelle, incomparable avec bien de ses concitoyens. Sa position fut celle de quelqu’un qui ne comprenait pas pourquoi on lui reprochait sa participation au journal « le Soir », rappelant qu’il ne faisait que son travail, se disant ainsi victime d’un procès à la fois judiciaire et populaire. Il ne connut qu’une nuit en prison et trouva le soutien d’un ancien résistant, devenu éditeur, en la personne de Raymond Leblanc qui lancera Hergé sur sa deuxième partie de carrière avec le Journal Tintin notamment. Hergé se comportera toujours comme une victime et ne saura reconnaître en quoi sa participation quotidienne au « Soir volé » peut apparaître comme une faute morale, professionnelle et politique. Hergé était un homme assez fidèle à ses amis et proches collaborateurs, il se trouve que beaucoup d’entre eux avaient des ambitions d’un « ordre nouveau » dont les racines idéologiques puisent dans le fascisme des années 1920. Il restera donc fidèle et loyal envers la plupart de ses amis jusqu’à accompagner la mort de son premier directeur de publication l’abbé Wallez au début des années 1950. Peut-on lui en faire le reproche ? Si on ne choisit pas toujours ses amis et si la fidélité est une valeur respectable en tant que telle, la période historique appelait certainement à une forme de courage et de bravoure, à un dépassement de soi face à l’ignominie. Tintin aurait été de cela, à n’en pas douter.
Une fois dit cela, l’homme étant complexe, un Tintinophile aguerri saura déceler les éléments subtils qu’a laissés Hergé dans pléthore de ces albums, à l’image de la métaphore concernant l’injure « doryphores » évoquée plus haut. Des éléments qui ne font aucun doute quant à sa sensibilité profonde aux humains d’où qu’ils viennent. Déjà, à ses débuts, Hergé voulait parler des Indiens et plus précisément des Peaux-rouges. Tintin en Amérique comporte quelques cases remarquables du point de vue de la défense des locaux contre l’exploitation territoriale et commerciale de leurs terres (voire case ci-dessous). Enième preuve de la complexité voire de l'ambiguïté du personnage, tantôt relayant le discours dominant de la prépondérance de l’expansion coloniale, tantôt défenseur des minorités telles que les premières nations en Amérique ou encore les Chinois en Mandchourie. Mais à partir des années 1950, certains de ses albums font définitivement la part belle à l’altérité et à la rencontre de certaines populations opprimées, des esclaves en mer rouge jusqu’aux tsiganes en Europe. Certains choix opérés par l’auteur, une fois analysés, révèlent des messages et autres sens qui dévoilent avec finesse des positions beaucoup plus affirmées et assumées, pour peu qu’on sache lire entre les lignes.
Durant les dernières décennies de sa vie, Hergé était moins attaché à sa table de travail et profitait de sa nouvelle vie avec sa seconde femme. Peut-être avait-il gagné enfin le droit de vivre librement, lui qui devait jusque-là répondre à des cadences parfois infernales pour livrer ses planches et ses albums, sans compter le travail relatif à la promotion de Tintin à travers des produits dérivés. Hergé a su développer sa créativité dans des contextes difficiles, il s’est documenté considérablement pour nourrir sa réflexion et son imagination. Il est un homme qui a su évoluer, qui s’est parfois recroquevillé derrière son œuvre, laquelle nous dit finalement beaucoup de l’homme et nous permet de mieux comprendre ce qui le traversait au gré des différentes périodes de sa vie. Les Aventures de Tintin est une œuvre qui dépasse son créateur, Hergé était un homme qui a dessiné sa vie à partir de son œuvre comme si celle-ci surpassait la réalité, son œuvre a fait sa vie, l’a sauvé autant qu’elle l’a enchaîné. Ainsi, en faisant l’effort d’une certaine prise de distance avec l’objet de notre passion et son auteur, nous pouvons parvenir nous Tintinophiles à percevoir un homme à travers ses qualités, ses défauts, ses faiblesses, sa grandeur. Il restera dans son histoire des passages qu’il faut lire avec des lunettes objectives pour ne pas tomber dans une idolâtrie béate. Hergé n’était qu’un homme, la passion que nous éprouvons prend toute sa vitalité quand elle se pare d’une distance critique. C’est précisément en développant un regard critique que nous faisons vivre cette œuvre, dans des perspectives de sauvegarde d’un patrimoine que l’on sait monumental.
Rappelons que le jugement d’un homme est à la portée de tous et que ce n’est pas l’objet de ce texte. En revanche, il m’apparaît juste de ne pas balayer d’un revers de main ce qu’a été ou ce qu’a écrit Hergé selon des temporalités particulières, et ce, bien que l’on puisse lui accorder des circonstances atténuantes. Hergé n’est pas réductible à une période donnée, son œuvre est globale et se lit à l’aune d’une évolution constante sur plusieurs décennies. Mais les périodes plus sombres doivent être observées avec une certaine lucidité, précisément pour éclairer l’homme et son œuvre. C’est à mon avis, la position la plus équilibrée qui soit pour permettre à chaque Tintinophile de rester curieux, observateur, parfois distant et critique mais toujours animé par l’idée de tendre vers un regard objectif, à l’instar de Tintin qui développe album après album un souci de la justesse dans ses relations avec autrui. Preuve que Hergé, à travers Tintin, était sensible à un traitement juste des uns et autres. Et c'est cette sensibilité qui fait de cet auteur, un artiste génial qui a écrit des récits qui ont su toucher des enfants du monde entier et qui continuent de fasciner des adultes. Ces récits éclairent le 20ème siècle, traversent les générations et perpétuent l'immuabilité d'une œuvre qui se range aujourd'hui parmi les classiques de la littérature.
L'étude d'une œuvre, la recherche, l'analyse, la distance critique mais aussi la légèreté sont autant de piliers fondateurs qui approchent une œuvre ou un auteur avec humilité, rigueur et profondeur, assurant la prospérité de celle-ci. Soyons donc à la hauteur et ouvrons l'œil !
Saïd Oner,

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