La nostalgie, ce poison qui rend fou :



A l'aube de mes 40 ans, je dois bien reconnaître qu'il m'arrive fréquemment de regarder dans le rétroviseur, de retourner dans le passé, dans mon passé. La vie avançant, il y a aujourd’hui matière à regarder son passé de façon globale, lequel peut être observé avec des degrés de nuance mais souvent avec une pointe de tendresse, voire de mélancolie. Le passé renvoie souvent à l’enfance, comprise du plus jeune âge jusqu’à l’adolescence. Je m’empresse de dire que chaque vie est unique et que, par conséquent, chaque enfance est singulière et ne génère pas forcément de sentiments nostalgiques. Pensons aux enfants qui ont connu la guerre, la misère, le rejet, le harcèlement, la solitude, la violence…Ces enfants devenus adultes aujourd’hui n’éprouvent certainement pas de sentiments de tendresse pour une enfance vécue dans la douleur, bien que l’on parvient toujours à isoler des moments, des périodes, des instants de vie mémorables.

Pour ma part, j’ai vécu une enfance que je pourrais qualifier de normale, de banale. Je n’étais pas spécialement heureux mais j’ai en tête des instants de vie particulièrement forts, que j’ai vécu pleinement, authentiquement et avec émerveillement. Le temps de l’enfance est un temps de découverte, d’expérimentation et d’insouciance. L’enfant vit les choses avec une naïveté authentique, au sens où il vit pleinement ce qu’il découvre, ce qu’il ressent, ce qui le lie aux autres. De ce point de vue-là, l’enfant vit son humanité pour le meilleur ou pour le pire, mais avec une certaine insouciance lui permettant d’être lui-même, sans faux semblants, sans artifices.

Ainsi, je pense avoir vécu de véritables moments authentiques où l’insouciance révélait chez moi une spontanéité et une légèreté que l’on a tendance à perdre en tant qu’adulte. C’est ce point en particulier qui génère et nourrit le sentiment nostalgique qui m’éprouve aujourd’hui. En effet, l’âge adulte est un âge où se normalisent les responsabilités, les contraintes, les injonctions à se conformer à une société où chacun doit se battre pour y trouver sa place. De fait, cet âge adulte oblige à l’adaptation et implique une mobilisation mentale de tous les instants. C’est cela l’âge adulte, une vie où notre attention est continuellement sollicitée et où le temps nous aliène, où la vie devient une urgence permanente. Le privilège de l’enfance, c’est de pouvoir prendre son temps, de faire de ce dernier un allié qui nous offre la possibilité de découvrir, d’expérimenter, de savourer ou même de ne rien faire. L’insouciance que peut caractériser l’enfance a beaucoup à voir avec la possibilité de vivre son temps, de choisir son temps, de profiter de son temps, quand bien même la scolarité représente un temps considérable dans la vie d’un enfant. Il n’en demeure pas moins que la structuration psychologique et mentale d’un enfant n’est pas toujours portée par l’urgence, ce qui permet ainsi de vivre des instants de vie qui marquent un temps, et non des instants de vie marqués par le temps.

Il ne s’agit pas de faire de l’enfance une période extraordinaire et idyllique, même si on a parfois tendance à l’enjoliver, il ne s’agit pas non plus d’opposer bêtement l’âge de l’enfance et l’âge adulte. Il est normal d’évoluer en tant qu’adulte et d’aller dans le sens d’une transition naturelle dans la vie d’un être humain qui connaît plusieurs périodes dans sa vie. Il n’empêche, j’entretiens un regard nostalgique sur cette époque dans laquelle j’ai vécu l’authenticité de la découverte, de l’expérimentation, des relations sociales dans un contexte où l’insouciance était la norme. Pourtant, j’ai été moqué, peut-être même harcelé au collège là où l'adolescence se manifeste parfois par la volonté d’affirmer sa différence par la férocité voire la cruauté. Par ailleurs, je ne crois pas avoir été harceleur. J’ai eu un père autoritaire, parfois très injuste, mais qui m’a tout de même permis de faire certains choix qui sont payants aujourd’hui. Là encore, nous essayons de garder le positif. Ma mère est décédée quand j’avais 5 ans, cela arrive à beaucoup d’enfants, c’est infiniment triste mais cela ne m’a pas empêché de vivre l’insouciance dont je parlais plus haut. Tout cela n’altère pas le regard affectif que je porte à mon enfance, tout simplement parce que dans l’équation, même avec des difficultés, la spontanéité, la légèreté et le rapport à un temps qui n’est pas uniquement prisonnier de son carcan comptable et utilitariste sont autant d’éléments que je ne retrouve pas aujourd’hui adulte, et qui me font donc comprendre qu’ils sont des biens précieux que l’on apprend à chérir dès lors qu’ils se présentent à nous. Dans nos vies d'adultes, l'on qualifie souvent une pause de vie jugée grandiose comme étant un moment « hors du temps ». Hors du temps, la formule est pertinente et peut se décrire comme un temps qui n’est pas le temps quotidien de l’urgence, du devoir, de la norme. C’est un temps hors du temps.

Ainsi, l’on comprend la raison pour laquelle il m’arrive fréquemment de regarder derrière moi, plutôt que devant. C’est un geste facile qui me plonge dans des souvenirs qui me permettent d’esquisser un sourire léger, tendre et gratuit, tout en entretenant des sentiments mélancoliques. Et c’est là que le bât blesse, que ce sentiment de la nostalgie peut nous déstabiliser, peut nous rendre littéralement fous dans la mesure où nous cherchons à fuir la réalité de la dureté de nos vies, en nous immergeant dans des souvenirs qui appartiennent au passé, dont la réalité présente balaye aussi vite. C’est là où ça en devient schizophrénique, l’équilibre psychique entre réalité et souvenirs n’est pas toujours facile à tenir, la frontière entre les deux étant parfois poreuses. Aussi, le souvenir de tel ou tel moment passé ne se suffisant pas à lui-même, il devient très tentant de chercher à matérialiser ses souvenirs. En effet, je ne suis pas le dernier à convaincre lorsqu’il s’agit d’acheter un objet qui me remémore un souvenir précis, puisque l’achat me confère la sensation de m’approcher un peu plus de l’objet, et donc de matérialiser le souvenir. Les entreprises et sociétés capitalistes, toujours promptes à élargir leur puissance de frappe, font feu de tout bois et ne se font pas prier pour commercialiser un maximum d’objets relatifs à une époque antérieure, surfant allègrement sur les émotions populaires afin de maximiser les profits. Pour qualifier ce phénomène, la sociologue Eva Illouz parle de « marchandises émotionnelles » dont l’objet consiste à exploiter indéfiniment la fibre émotionnelle des consommateurs. Effectivement, au contraire d’un achat à vocation strictement fonctionnel tel que peut l’être celui d’un frigo pour lequel le consommateur va débourser une certaine somme tous les 25 ans, les émotions, elles, présentent pour les entreprises capitalistes un potentiel de profitabilité économique considérable puisqu’elles sont mobilisables et exploitables de façon continuelle. Oui, le sentiment nostalgique qui appelle à la réactivation de souvenirs à un coût, dès lors que la réactivation ne se suffit plus à elle-même et à laquelle s’ajoute ce besoin, largement construit et alimenté par les entreprises, de matérialiser les souvenirs.

Alors oui, je me plais régulièrement à m’injecter des doses de nostalgie à travers des objets ou à travers le souvenir d'instants de vie qui ont participé à cette authentique insouciance de l’enfance. Je cède très (trop ?) tranquillement aux sirènes du marketing qui ciblent des gens comme moi, facilement influençables par la publicité. Soyons lucides à propos de nous-mêmes. Nous l’avons dit, la vie d’adulte se caractérise souvent par le sentiment de manquer de temps, et plus encore la vie d’adulte a un coût cognitif, c’est-à-dire qu’en plus d’épuiser les corps, elle épuise les cerveaux, elle met à mal l’équilibre mental que chacun essaye de trouver. Le coût cognitif de la vie d’adulte, c’est donc aussi une incapacité de plus en plus grande à se concentrer, à s’émerveiller, à faire preuve d’attention, à flâner, à ne rien faire, à s’autoriser à penser à soi…Et la nostalgie a ce pouvoir de nous octroyer quelques moments de vie « hors du temps » pour soi-même, moments qui sont rares mais pour lesquels nous sommes prêts à y investir du temps et de l’argent.

En conclusion, la nostalgie est un poison qui peut rendre fou. Nous nous injectons des doses de nostalgie, nous nous réfugions dans des bulles temporelles pour fuir un quotidien d’adulte qui pèse sur bien des plans. Et l’équilibre à maintenir entre la réalité de nos vies et son lot de responsabilités et la volonté de plus en plus manifeste de retrouver des sensations de légèreté, de déconnexion mentale et physique avec la réalité du monde, est précaire et peut en faire vaciller plus d’un, tant il devient difficile de mener sa vie avec maitrise et sérénité. C’est en cela que la nostalgie peut rendre fou un individu qui ne saurait plus sur quel pied danser, qui ne saurait plus tenir une ligne d’équilibre qui s’impose lorsqu’on est adulte. La nostalgie qui renvoie également à la passion et à la mélancolie peuvent être des échappatoires malheureuses, elles peuvent faire dérailler un individu au point d’en oublier le principe de réalité. Fuir la réalité de nos vies est parfois nécessaire, mais on ne peut l’enfuir à coups de pelle. C’est la raison pour laquelle, si je m’attribue des doses de nostalgie régulièrement, je sais qu’il est important de garder une distance avec des éléments qui nous flattent et qui nous prennent littéralement par les sentiments. Et dans cette configuration là, il y a toujours manipulation des dits sentiments pour exploiter la fragilité/docilité du consommateur qui n’est pas toujours maitre de ses émotions, loin de là. Le marketing l’a bien compris et se sert de ces ressorts psychologiques pour exploiter le consommateur jusqu’à saturation. 

Enfin, l’importance de la distance critique avec l’objet de nos souvenirs nostalgiques est aussi saine que vitale à bien des égards. A l’heure des discours politiques exaltant le passé comme étant une période bénie, il n’est pas rare que chacun puisse succomber à la tentation de la réaction avec l’adage « c’était mieux avant ». Cette affirmation est beaucoup trop mise en avant aujourd’hui pour lui accorder une quelconque consistance. Le monde avance et l’adulte aujourd’hui doit aussi contribuer à façonner celui-ci, quand bien même il est parfois vital de s’émanciper d’un quotidien devenu particulièrement lourd et anxiogène. Néanmoins, il est important de garder une certaine lucidité en essayant de vivre sa vie au présent et en s’efforçant d’imaginer un avenir souhaitable pour soi, pour autrui. Là encore, la notion d’équilibre à trouver entre l’évasion souhaitée et un regard lucide sur le moment présent et sur la responsabilité qu’incombe son rôle d’adulte, est à mon sens vital, précisément pour ne pas sombrer dans des voies où l’on perd toute notion du réel. L’objectif n’est pas de quitter le monde, mais bien de s’en écarter pour mieux l'appréhender, pour mieux l’affronter et pour le transformer. C’est cela être un adulte.

La nostalgie est donc ce poison qui peut rendre fou, savamment entretenu par nos marchands de bonheur, mais il peut s’avérer que le poison peut être apprécié avec modération. S’il coule dans les veines de beaucoup, gageons qu’à petites doses il ne nous rendra pas totalement fous furieux. De quoi espérer encore vivre quelques années dans un équilibre plus ou moins contrôlé entre une nostalgie passionnelle parfois débordante et une lucidité raisonnée ô combien fondamentale.

Saïd Oner,


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