Miarka et le génocide oublié :
Dans l’album des « Bijoux de la Castafiore » paru en 1963, Hergé introduit une communauté de tsiganes qui fait son apparition dès les premières pages. L’auteur personnalise quelques membres de ladite communauté, un homme nommé Matéo et une petite fille Miarka. Cette dernière, s’étant égarée, est retrouvée par Tintin et Haddock qui ont la bonne idée de l’accompagner pour retrouver sa famille, laquelle vit au milieu des déchets et des détritus. Sur place, Haddock est le premier consterné et pose une question naïve mais révélatrice : « Comment peut-on vivre au milieu des immondices ? », question à laquelle Matéo répond de la façon suivante : « Ah parce que Monsieur pense que nous l’avons choisi ? ». La question de Haddock est révélatrice d’une certaine déconnexion de la réalité que peuvent vivre les populations en situation de précarité. En effet, Haddock menant une vie de château ne s’imagine pas forcément que certaines populations n’ont pas d’autre choix que de vivre là où elles le peuvent, que le choix d’un territoire dans lequel vivre ne relève pas toujours d’une décision revendiquée. Ainsi, Haddock se prenant cette réalité en plein visage, décide de la jouer grand prince et invite les tsiganes à s’installer aux abords du château. Matéo aura une expression assez juste qui traduit assez bien le sentiment des personnes précarisées quant à la charité supposée des gens plus aisés : « Ils nous aident mais par derrière, ils n’en pensent pas moins », bien que l’une de ses proches lui rétorquera que Haddock et ses compagnons ne sont pas de ceux-là.
Ce début d’album comporte des éléments très intéressants,
nous permettant de lire la mise en relation de deux mondes que sont celui des
possédants (Haddock qui est propriétaire de son château) et celui des dominés
qui n’ont pas le luxe de vivre où ils le veulent et comme ils le veulent (les tsiganes vivant dans des roulottes et devant se déplacer fréquemment). Les interactions entre Haddock et Matéo révèlent
au grand jour ce monde qui sépare les réalités que vivent l’un et l’autre.
L’étonnement naïf et presque déplacé du premier « Comment peut-on vivre au
milieu des immondices ? » fait place à une réponse qui permet presque
de jouer à égalité avec un ton jubilatoire « Ah parce que Monsieur pense
que nous l’avons choisi ? ». C’est là un dialogue qui exprime tout un
rapport de classes qui a l’opportunité de se faire front. Les tsiganes
acceptent la proposition du capitaine et s’installent. Ils parcourront l’album
en filigrane et ne feront parler d’eux que lorsqu’ils seront soupçonnés de vol.
Ce qui nous intéresse ici, c’est la visibilité qu’offre
Hergé aux tsiganes dans un album où le personnage central est la volubile Bianca
Castafiore. Hergé fait cohabiter (de loin) des personnes dont les
réalités sont très éloignées, où le rapport au quotidien n’est absolument pas
comparable. Ainsi, les tsiganes cristallisent à leur égard des sentiments
contradictoires, allant de la tolérance et la bienveillance à la défiance et la
stigmatisation. L'auteur, ici, nous offre une lecture assez complète du regard
moyen qu’éprouve une société humaine à l’encontre d’une population telle que
les tsiganes. La tolérance vis-à-vis d’une population que l’on ne connaît pas
est toujours un peu bancale et les affects réactionnaires prennent vite le
dessus. Mais pas dans cet album. Si Nestor et les Dupont ne s’encombrent pas de
détails et se laissent aller à des pulsions primaires, Tintin comme Haddock
resteront sur une même ligne de refus de pointer du doigt l’autre parce qu’il
est différent, ils tiendront le cap et répéteront leur soutien à l’égard des tsiganes
dans l’accusation de vol qui leur est faite. Le dénouement de l’histoire
donnera raison à nos deux protagonistes qui, refusant la stigmatisation et la
dénonciation, feront preuve d’humanité et garderont foi en une certaine
justice qui n’expédie pas, mais qui cherche à être juste et objective. C’est d’ailleurs là
une des qualités premières de Tintin, au-delà peut-être du courage et de la
tolérance, à savoir sa volonté d’être juste et équilibré dans son rapport avec
les autres. Au fond, l’humanité de Tintin grandit à mesure où il fait face à
des situations d’injustice, le rendant ainsi sensible à un traitement juste et
équilibré des autres. C’est la raison pour laquelle l’on peut qualifier son
rapport aux tsiganes comme étant un rapport antiraciste, il ne fait pas d’eux des
boucs émissaires sur la base de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils renvoient, il se
veut juste à leur égard comme à l’égard de n’importe qui, et c’est à ce titre
qu’il refuse la stigmatisation et la dénonciation hâtive se faisant sur la base
de préjugés et de stéréotypes. C’est une formidable leçon d’ouverture, de
tolérance et d’antiracisme, qui plus est, à l’endroit d'une population qui a connu durant la seconde guerre mondiale des persécutions
majeures qui vont jusqu’à la qualification de génocide, nous y reviendrons
plus tard. Il est ainsi tout à fait possible d’imaginer que le choix de Hergé
d’inclure des tsiganes soit lu comme une volonté de s’amender par rapport
à son passé de collaborateur économique au sein de la rédaction du Soir "volé" durant la seconde guerre mondiale. En réalité et depuis
l’après-guerre, Hergé nous offre une lecture pleinement humaniste de son œuvre
où il prend subtilement position contre les persécutions de certaines
communautés. Si la ligne est claire, c’est entre les lignes que l’on peut lire
la sensibilité humaniste la plus profonde de l’auteur. Les albums successifs
que sont Coke en Stock, Tintin au Tibet et les Bijoux de la Castafiore
sont des plaidoyers humanistes, qu’il s’agisse de la dénonciation du trafic
d’esclaves, de la puissance de l’amitié qui voyage par-delà les montagnes ou du refus de
la stigmatisation d’autrui. L’on pourrait également évoquer le sort que se
réserve Frank Wolff quelques années plus tôt qui révèle la notion de sacrifice
pour les autres. En se donnant la mort, Wolff a assuré la vie de quelques-uns,
c’est donc un geste profondément humain. Ainsi, cette période de l’après-guerre
du début des années 1950 jusqu’au chef d’œuvre des bijoux est marquée par l’idée
de fixer et de valoriser certains sentiments humains (l’amitié entre Tintin et
Tchang, la confiance accordée à Szut, le sacrifice de Wolff, la persévérance et
le courage pour retrouver Tournesol…), mais aussi par la mise en lumière de
femmes et d’hommes qui n’ont connu que l’ombre et l'indifférence, des esclaves en mer rouge aux
tsiganes de Moulinsart.
Si l’on revient à la petite Miarka de l'album des Bijoux, il nous faut nous arrêter sur son prénom. Il y a
fort à parier que Hergé s’est inspiré du conte de Jean Richepin « Miarka,
la fille à l’ourse » de 1883, adapté plus tard en film en 1937 (réalisé par Jean Choux) dans lequel "Miarka" est le nom d’une héroïne
bohémienne. Néanmoins, il n’est pas interdit de croire que Hergé a pu aussi s’intéresser
à Denise Jacob, née dans une famille juive, qui fut une grande résistante qui a
été déportée pendant la seconde guerre mondiale et qui portait le nom de code
de « Miarka », précisément en hommage au conte cité plus haut. Denise
Jacob a subi la torture de la Gestapo, fut déportée dans le camp de Ravensbrück et dans celui de Mauthausen en
tant que résistante. Pleinement engagée sa vie durant, elle a toujours fait
preuve d’une modestie et d’une réserve quant à son héroïsme dans la résistance.
Elle a deux sœurs, l'ainée Madeleine que l’on surnommait « Milou », ça ne
s’invente pas, et une petite sœur qui n’est autre que Simone Veil. On peut
ainsi poursuivre selon l’hypothèse que Hergé était bien plus fin et subtil
qu’il n’y paraît, il a glissé dans ses albums des références et des indices
plus ou moins explicites, ne laissant que peu de doute quant à sa profonde
sensibilité à l’égard des persécutés et des marginaux. Hergé a énormément dit
de lui dans ses albums, il suffit de les relire encore et encore pour
comprendre, au moins en partie et entre les lignes, ce qui le travaillait
durant les différentes périodes de sa vie.
Ci-dessous, à gauche la résistance Denise Jacob totémisée "Miarka", à droite l'affiche du film de Jean Choux "Miarka, la fille à l'ourse" de 1937 :
Enfin, comment ne pas rendre hommage à l'autrice Claire Auzias, malheureusement décédée tout récemment en 2024. Cette écrivaine et historienne a passé sa vie à étudier, à s'intéresser à la communauté tsigane et à l’histoire moderne des Roms. Elle en a fait un thème de recherche qui a accouché d’un ouvrage majeur intitulé « le génocide des tsiganes » en 2022 qu'il convient de lire. Il faut ainsi savoir que les tsiganes de 1938 à 1945 furent exterminés par centaines de milliers (on évoque un chiffre entre 250 000 et 500 000 tsiganes assassinés) par les nazis et ses alliés. En France, les tsiganes ont subi le fichage par le régime collaborationniste de Vichy. Claire Auzias, a donc relaté l’histoire de ce génocide pour mettre en lumière l’extermination d’un peuple, mais aussi pour dénoncer le refus de certaines puissances politiques de reconnaître la responsabilité qui est la leur, en particulier celle de la France de Vichy. L’histoire nous rappelle à quel point elle se répète.
Notons que Claire Auzias (1951-2024) avait une dizaine d'années lors de la parution des albums des Bijoux, elle aurait pu jouer le rôle de la petite Miarka. Et reconnaissez qu'il y a un petit air, léger mais tout de même :
Si les « bijoux de la Castafiore » est un album qui valorise tout ce qui brille et qui interroge les modalités de communication au début des années 1960, il restait peut-être à éclairer le sort qu’a connu la communauté tsigane dans l’histoire. C’est certainement ce qu’aurait voulu la petite Miarka pour les siens, et c'est ce qu'à fait Claire Auzias pour ne jamais oublier.
Saïd Oner,
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