La vidéo-surveillance permet-elle de lutter contre l’insécurité ?




Le débat politique et médiatique porte régulièrement sur la question de l’insécurité que vivraient nos compatriotes, ici ou là. C’est un sujet donc la récurrence est normalisée et qui se réactive à chaque fait divers relatant d’un drame où l’irréparable a été commis. Depuis quelques années maintenant, l’idée de surveiller l’espace public a fait son bonhomme de chemin en gagnant les consciences. Les caméras de surveillance se sont multipliées dans un certain nombre de municipalités et dans l’espace public en général. Il devient banal aujourd’hui de croiser à chaque coin de rue une caméra ici et là au-dessus de nos têtes.  Cela a pour effet annoncé de lutter contre l’insécurité et contre la délinquance.

Ce premier point mérite qu’on s’y arrête car il convient de préciser de quoi on parle, ou plus précisément de qui l’on parle lorsqu’on évoque la délinquance. Autrement dit, s’il faut lutter contre la délinquance, qui sont les délinquants ? Qui incarne cette délinquance ? Et c’est là qu’il y a un consensus passif autour de la notion de délinquance et des acteurs de celle-ci. La délinquance, dans le discours commun et dans la langue commune, désigne des acteurs sociaux qui agissent en dehors d’un cadre donné. Ils peuvent, par exemple, transgresser les règles sociales en dégradant, en violentant, en pillant ou encore en s’en prenant à l’intégrité physique d’individus. Cette délinquance, que l’on peut qualifier de sociale, est largement médiatisée, commentée et, par conséquent, est aussi combattue dans les mots, dans les discours et dans les actes. En effet, contrairement aux idées reçues au sujet de la délinquance sociale qui échapperait à la justice, celle-ci se montre particulièrement sévère à l’égard de ces délinquants sociaux qui remplissent nos prisons jusqu’à saturation.

Il faut donc préciser que la vidéo-surveillance cible la délinquance sociale, que le discours contre l’insécurité vise cette même délinquance sociale et que les actions menées par les forces de l’ordre et par le pouvoir judiciaire sont conséquentes à l’égard de celle-ci, bien avant l’instauration de caméras de surveillance. La vidéo-surveillance a ainsi un double effet, elle est d’abord un outil de plus dans la poursuite de ces actions répressives à l’égard de cette délinquance, et elle accrédite ensuite l’idée que plus l’espace public est rendu visible, plus les délinquants seront appréhendés plus vite, plus fort, plus efficacement. En réalité, si les caméras de vidéo-surveillance peuvent éventuellement avoir un effet dissuasif, leur efficacité reste largement contestée. Elles n’empêchent nullement le passage à l’acte, elles permettent simplement de rendre visible l’acte. Et puisque les actes de délinquance sociale sont déjà particulièrement réprimandés par la force publique, le fait de rendre visible ces actes n’a pour conséquence que de poursuivre la répression policière et pénale, indépendamment de l’utilité effective de ces caméras. Il faut donc comprendre ici que la vidéo-surveillance est moins un outil qui répond à des besoins particuliers dans la lutte contre la délinquance, mais plutôt un outil dont le message consiste à intérioriser l’idée que tout le monde est visible, donc tout le monde est potentiellement suspect. De ce point de vue-là, la vidéo-surveillance a pour effet d’assigner tout le monde à un statut potentiel de coupable, en normalisant la surveillance des sujets sociaux .Tout le monde peut être coupable donc tout le monde doit être surveillé. Si la première des libertés est la sécurité, il y a une confusion savamment entretenue entre le besoin légitime de se sentir en sécurité et la notion de surveillance qui permettrait ce besoin de sécurité. Or, rien n’indique qu’il existe un effet concomitant entre le fait de généraliser la surveillance à autrui et le sentiment croissant de se sentir en sécurité. Ce n’est pas parce que nous sommes surveillés que nous sommes en sécurité. Ainsi, ces dispositifs de vidéo-surveillance participent d’une certaine culture de la surveillance généralisée qui  s’impose dans les corps et dans l’espace géographique. Dans les corps, car nous intériorisons ce qu’on peut appeler un comportement policier à l’égard d’autrui. C’est-à-dire que nous avons une propension à observer autrui, à scruter les faits et gestes, à dénoncer voire même à délatter. La multiplication de ces messages à l’entrée d’une ville ou d’un village témoignant de la présence de « voisins vigilants » illustre assez bien cette idée d’un rôle de surveillant incarné par toutes et tous. Encore une fois, tout le monde est suspect, donc tout le monde doit être surveillé. Alternativement, le suspect potentiel est aussi le surveillant et vice-versa. Aussi, la période relative à la pandémie et au confinement nous a permis de retrouver des réflexes passéistes de dénonciation d’autrui, notamment lorsque nos voisins se permettaient le droit de profiter d’une promenade déconfinée plus longtemps que le législateur ne le permettait. Et dans l’espace géographique, cette culture de la surveillance généralisée se traduit à travers tout un tas de dispositifs et d’outils, de la caméra de surveillance au smartphone. La force publique dote de ses espaces géographiques des caméras, tandis que les sujets se dotent d’un certain pouvoir de captation et de diffusion d’images grâce au smartphone. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur lorsqu’il s’agit de diffuser des images dans la perspective de dénoncer une situation d’injustice, par exemple. Pour le pire, quand il s’agit de diffuser des images à l’insu des uns et des autres et dans l’optique de nuire.

Il reste cependant un angle mort dans ce contexte de surveillance généralisée qui prétend sécuriser espaces et sujets, et où tout le monde est potentiellement suspect. Tout le monde ? Oui et non, car tout le monde désigne en général les sujets sociaux et notre conception des autres se focalise sur la pluralité des sujets sociaux. Et plus encore, lorsque la délinquance sociale est invoquée, nos biais cognitifs, soutenus par certains médias, nous amènent assez rapidement vers la désignation de personnes issues des classes populaires, comme étant celles qui composent cette délinquance sociale. Il se peut également, et de façon décomplexée, que l’on évoque directement cette délinquance sociale à partir des origines ethniques et/ou religieuses qui en composent ces membres : les Arabes, les Noirs, les Musulmans. Trio gagnant qui cimente et radicalise les lignes éditoriales de certains médias, assurant ainsi des taux d’audience maximaux.

Ainsi, la délinquance sociale devient la délinquance tout court, qui elle-même, se resserre autour de sujets que l’on amalgame à travers des attributs ethniques et/ou religieux. Aussi, la délinquance, renvoie nécessairement à la jeunesse. De quoi, ici, alimenter tout un discours réactionnaire et conservateur où sont vantés les mérites d’un passé autoritaire et où, exemplairement, le service militaire est perçu comme un dispositif qui avait fait ses preuves et qui, donc, devrait revoir le jour pour lutter contre la délinquance, contre la déshérence des jeunes et surtout pour répondre à la croyance selon laquelle le pouvoir policier et judiciaire serait profondément laxiste, en particulier avec cette délinquance. Tout cela participe de dispositifs sécuritaires où la surenchère politique et médiatique favorise une lecture alarmiste d’une société qui serait gangrénée par la délinquance sociale, et qu’en plus, celle-ci resterait impunie. Voilà une très belle manière d’entretenir un climat social de peur et la nécessité d’un ordre social répressif, afin d’orienter les consciences vers un consensus sécuritaire et autoritaire. Les partis politiques de l’ordre, du maintien d’un ordre social autoritaire n’en demandent pas moins.

La délinquance, dans son usage courant et médiatique, ne désigne donc pas tout le monde. Loin s’en faut. Elle désigne cet ennemi intérieur, cette construction d’un ennemi qu’il convient de réprimer. Et cet ennemi intérieur occupe les places les plus précarisées dans le monde social, il navigue entre la déshérence sociale, l’absence de perspectives professionnelles, l’assignation à résidence et au système pénitentiaire.

Ainsi, si la délinquance ne désigne pas tout le monde, c’est précisément parce que certains échappent à cette dénomination-là. Dès lors, comment imaginer qu’il puisse exister une délinquance dont on ne parle jamais ? Et pourtant, celle-ci est bien réelle et a des conséquences ô combien importantes dans nos sociétés actuelles. Cette délinquance est la délinquance économique, celle qui passe au-dessus ou en-dessous des radars, celle qui enfreint les règles les plus élémentaires du droit, celle qui parfois se hisse au-dessus des lois, celle qui profite véritablement d’un système qui lui permet des situations sociales et fiscales avantageuses, celle qui pompe l’argent public, celle qui peut avoir des conséquences concrètement désastreuses dans la vie  et le quotidien des gens. Celle qui, finalement, est tellement peu discutée, peu visibilisée qu’elle en devient banale et presque naturelle. Cette délinquance, incarnée d’abord par des sociétés et des entreprises, est normalisée dans la mesure où elle ne relève pas d’un traitement politique et médiatique à charge. Elle est socialement acceptée, elle est même encouragée d’une certaine façon par le discours méritocratique qui ne cache plus sa dimension belliqueuse : « devenez tous milliardaires », « soyez entrepreneurs de votre propre vie »… En réalité, l’ensauvagement de la société dont parlent les plus zélés est à chercher du côté de cette délinquance économique. Il y a en effet des méthodes brutales, des décisions radicales et autres actions arbitraires en tout genre qui sapent la planète, détruisent le vivant, saccagent les corps et assombrissent l’horizon de plusieurs personnes. Les barbares et les sauvages ne sont pas de ceux qui ont le couteau entre les dents, mais bien de ceux qui ont le pouvoir de nuire pour leurs propres intérêts, planqués dans des tours, bien sous tous rapports et à l’abri des caméras, eux. Difficile dans ces conditions d’interroger la légitimité d’un phénomène tel que la prédation économique, malgré des conséquences concrètes et observables.

Mais alors, à la question, la vidéo-surveillance permet-elle de lutter contre l’insécurité, quelles réponses apporter ? En fait, la vidéo-surveillance n’est qu’un outil visant à conforter les politiques de répression à l’égard des classes populaires. En construisant socialement la figure d’un ennemi intérieur, certains médias font de la délinquance sociale le sujet unique et exclusif de leur ligne éditoriale, encourageant ainsi ce climat de peur, lequel permet un consensus et une adhésion à des thèses et à des politiques sécuritaires, répressives, arbitraires et racistes. Si insécurité il y a dans l’espace public, celle-ci est déjà réprimée et fait l’objet d’un traitement policier, judiciaire, médiatique et politique conséquent. Les quelques évènements particuliers dans lesquels des débordements existent sont des épiphénomènes au regard du maintien de l’ordre dans l’espace public, en général. Par ailleurs, ces quelques débordements, s’ils sont parfois dramatiques du point de vue des vies humaines, sont largement dirigés vers des édifices, des institutions ou encore vers du matériel urbain. Autrement dit, la délinquance sociale, même au plus fort de son intensité, a des conséquences regrettables, parfois dramatiques mais son ancrage social reste aléatoire, sa réalité n’est pas continue et elle n’est pas érigée en système ou en culture. La délinquance sociale est épisodique et est largement punie quand la délinquance économique est érigée en système, et est socialement acceptée.

L’insécurité est donc le cheval de bataille de nos politiques de maintien de l’ordre parce que l’enjeu n’est pas tant de lutter contre l’insécurité à l’aide de caméras, de drones ou autres gadgets futuristes, mais bien de maintenir un ordre social, dans une perspective qui n’est pas nouvelle, visant à criminaliser les classes populaires et à légitimer les classes dominantes. Nous sommes ainsi dans un monde où les caméras restent braquées vers la rue à l’affût du moindre désordre social, tandis qu’elles sont parfaitement aveugles aux désordres que crée la prédation économique.

Saïd Oner,


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