Penser à un métier dès la maternelle ?
Cette sortie a pu étonner, notamment en raison de la suggestion faite de penser à un métier dès la maternelle. Il paraît évident que les enfants âgés de 3 à 6 ans ne peuvent nullement se projeter dans l’avenir, qu’il soit proche ou lointain, que les travaux en psychologie de l’enfant ont pu démontrer que la capacité d’attention (et donc de projection) de ces enfants est très limitée. Et puis, même sans mobiliser la psychologie ou les sciences de l’éducation, chacun devine assez facilement que les enjeux éducatifs et sociaux des enfants en maternelle se situent davantage dans l’apprentissage de la découverte de soi et des autres, dans une dynamique de socialisation et d’incorporation des règles sociales. Cette sortie a donc étonné, entre rires et consternation.
Néanmoins, elle est tout à fait pertinente au regard des sociétés contemporaines dans lesquelles nous vivons qui sont tournées vers la compétitivité économique. En effet, depuis une trentaine d’années, nous pouvons observer la transformation de certains biens publics que sont l’école et l’hôpital exemplairement, en des institutions qui sont sommées aujourd’hui de répondre à des logiques comptables, au regard des besoins économiques de nos sociétés. Ainsi, l’école qui a subi pléthore de réformes et de coupes budgétaires, se restructure aujourd’hui comme une petite entreprise dans laquelle les individus que sont enseignants, personnels éducatifs et élèves, doivent s’inscrire dans une vision purement utilitaire de l’acte d’enseigner. Enseigner, accompagner, encadrer, trois missions du monde éducatif et enseignant doivent se réaliser à l’aune d’un seul et unique objectif : l’insertion professionnelle. D’aucuns pourraient dire que cela est normal, qu’il est important que l’école permette à chacun de trouver une place professionnelle dans une société où la lutte des places (De Gaulejac) est au cœur de notre modernité contemporaine. L’individu ne trouvant pas sa place (entendue comme une place dans le monde professionnel) est un individu qui n’est pas reconnu, qui peut connaître une forme de désocialisation et, par voix de conséquences, une certaine mort sociale. Mais cette vision, bien que dominante aujourd’hui, s’inscrit elle aussi dans des considérations strictement utilitaristes. Pourquoi faudrait-il que l’école soit mobilisée uniquement à des fins d’insertion professionnelle, et par extension à des fins économiques ? De la même manière, pourquoi faudrait-il que l’élève qui est d’abord un enfant devrait incorporer en lui une certaine pression du (des) résultat(s), pourquoi devrait-il absorber toute une rhétorique purement pragmatique de l’état de choses, pourquoi devrait-il se projeter, quand il le peut, uniquement dans un monde où seule la tyrannie de la performance est la norme ? Pour le préparer au mieux à vivre dans nos sociétés contemporaines ? Mais il est démontré grâce aux outils de la sociologie que seuls les parents d’enfants bénéficiant d’un capital économique, social voire culturel peuvent trouver une place dans l’arène de la compétition mondiale. Pour tout un tas d’autres enfants, l’injonction à la réussite scolaire peut avoir des effets probants uniquement sur une échelle d’individus. Mais sur un plan sociologique et donc sur un plan social, les parents d’enfants n’ayant pas ce capital cité plus haut n’auront pas la possibilité d’accompagner leurs enfants vers la réussite scolaire.
Ainsi, comprise dans ce cadre précis, la sortie d’Elisabeth Borne est absolument cohérente et en adéquation avec les objectifs des politiques menées par les grandes institutions étatiques et économiques, à savoir gagner des points dans la compétition mondiale entre les états, entre les nations. Cela est une ambition qui répond à des injonctions macro-économiques, faisant fi des sciences de l’éducation et de la réalité que vivent enfants et élèves dans nos sociétés d’aujourd’hui. A ce propos, les récents faits de violence dans l’enceinte scolaire ne peuvent pas être uniquement appréhendés par le prisme sécuritaire. L’école est un lieu où se percutent des enjeux parfois contradictoires, entre la pression du résultat (pour les enseignants comme pour les élèves) alimentée par un contexte d’urgence, et le besoin de socialisation des enfants qui s’accompagne très souvent d’une volonté de se démarquer, tout en étant reconnu dans un groupe social. Il y a à la fois la pression du résultat, des performances scolaires et le besoin d’identification sociale dans un contexte où la singularité d’un enfant peut faire l’objet de violences multiples. Il y a plus prosaïquement l’apprentissage de la vie et des autres qui ne saurait se caler uniquement sur un rythme effréné, rationnel et qui se veut uniquement défini par sa capacité à se montrer efficace, rentable. L’apprentissage de la vie et des autres est bancal, nullement linéaire, et ne doit pas répondre qu’à des issues performatives.
Il est donc important d’apporter un autre narratif aux enjeux que peut mener l’école et le système scolaire en général. Si ce système scolaire n’est aujourd’hui qu’une voiture balai de nos sociétés économiques avec tout le lexique que l’on connaît : métier, insertion professionnelle, employabilité, compétences professionnelles…il n’en demeure pas moins important d’imposer un autre champ lexical qui serait celui de l’imaginaire, de la réflexion, de la pensée critique, de l’émancipation…Ces mots ne sont pas vains et peuvent s’incarner de façon très concrète dans le quotidien des personnels éducatifs et des enfants/élèves. L’école devrait être un service public qui permet à chacun d’y trouver le moyen de se réaliser selon son rythme, ses besoins d’apprentissage, ses besoins sociaux et plus généralement d’y trouver un espace où la rationalité économique s’efface au profit de considérations diverses, afin de réellement donner l’impression que l’école peut accueillir tout le monde, dans sa diversité, dans sa singularité, dans son ambition et même dans sa légèreté. L’école n’a pas besoin d’être sérieuse pour encourager à des destins sérieusement considérés et considérables. Et les personnels éducatifs ont davantage de plaisir et de passion à transmettre et a à accompagner qu’ils peuvent le faire dans des circonstances où l’injonction à la performance et aux résultats ne s’applique pas.
En conclusion, il ne s’agit pas ici de revenir sur l’histoire de l’éducation nationale, de l’école de Jules Ferry et des lois qui ont pu suivre, ni même d’explorer le rapport Condorcet qui stipule que l’instruction doit permettre de développer les facultés mentales, intellectuelles et physiques. Il s’agit simplement de questionner les finalités de l’éducation nationale et du système scolaire qui, avec le temps, se sont largement resserrées autour du logiciel des compétences (Del Rey). L’école des compétences, c’est l’idée que chaque enfant doit se doter de compétences sociales et professionnelles pour s’insérer dans le marché de l’emploi. La compétence étant un attribut du sujet, elle fait fi des réalités sociologiques que vivent les enfants et nie ainsi les conditions sociales qui déterminent le rapport à l'apprentissage, aux "compétences". Cette seule et unique voix imposée aux enseignants et aux enfants ne rend pas hommage à l’école qui, étymologiquement, renvoie autant à des notions de repos, de loisirs que d’activités studieuses, d’échanges ou encore de plaisir. L’école ne peut donc être réduite à une institution prise dans des logiques de rationalité économique et dans des mécanismes issus du "Marché" invisible, lui même n'étant jamais soumis à un examen critique. Elle passe là à côté de sa vocation originelle, en plus d’être dévoyée à des fins purement spéculatives avec son lot de violences qui exclue, rejette et stigmatise.
Il reste donc à nos enseignants la possibilité de faire valoir une école qui ne glisse pas dans cette rationalité économique mais aussi qui ne sombre pas dans des perspectives réactionnaires et conservatrices. L’école, pour le dire vite, est aujourd’hui gagnée par des logiques économiques, sécuritaires et même identitaires. Elle resserre de plus en plus l’étau et s’oriente dangereusement vers une école qui sélectionne, exclut et rejette la différence au nom de valeurs qu’elle n’a fait que dévoyer depuis une quarantaine d’années.
L’école n’a donc pas à préparer à un avenir professionnel mais à un avenir tout court, où les pluralités peuvent s’exprimer et où les élèves jouissent du droit d’apprendre, de découvrir, d’interroger dans des perspectives qui ne sont pas déterminées à l’avance. Pour préparer l’avenir de nos enfants, il n’y a pas besoin de se projeter hâtivement, il y a besoin d’élargir les potentiels de chacun et de permettre à toutes et à tous de vivre une scolarité où l’apprentissage de soi et des autres n’est pas corrélée à une vision strictement utilitariste : « A quoi cela me sert d’apprendre ci ou cela ? », « quels objectifs dois-je atteindre ? », « Quelles compétences dois-je développer ? ». Eh bien, non, il n’est nullement nécessaire de se poser autant de questions. Objectifs, compétences ou encore évaluations sont des éléments issus du monde de l’entreprise et de sa conception rentabiliste et marchande, ils n’ont pas à être mobilisés dans une école dont le paradigme n’est pas celui-ci. Nous n’apprenons pas pour choisir un métier, nous apprenons tout court.
En œuvrant à une société où les enfants développent une certaine ouverture d’esprit, une connaissance des autres et plus généralement une capacité à penser, à arbitrer, à décider et donc à faire preuve d’un regard critique, l’on permettra un champ des possibles beaucoup plus vaste, au-delà des fatalismes et des déterminismes.
Said Oner,
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