Ma chronique de l'album "Coke en Stock" (mon album préféré) : 


Coke en stock est un album qui est paru en 1958 et qui reste peu étudié parmi les nombreux albums de Tintin. Il demeure pourtant l’un des albums qui m’a grandement marqué, notamment en raison du fait qu’il nous embarque dans un proche ou Moyen-Orient dans lequel le lecteur navigue en mer rouge, découvre et redécouvre des terres arides à pied ou à cheval et connaît également les perturbations aériennes. Nous retrouvons ici la compilation des engins pour lesquels Hergé portait un intérêt certain, qu’il s’agisse des avions, des trains, des voitures ou encore des bateaux. Dans Coke en stock, point de train mais un certain nombre de voitures telles que la Jaguar dans laquelle se trouve Dawson, un taxi qui poursuit cette même Jaguar. Aussi, pléthore de bateaux dont un Sambouk, un cargo, un yacht et au moins deux avions, un premier qui atterrit en catastrophe à 50Kms de Wadesdah, et un autre, face auquel Tintin et Haddock devront user d’une arme à feu pour en venir à bout. On pourrait y ajouter le radeau sur lequel Tintin, Haddock et Piotr Szut se retrouvent et hésitent à adopter le régime du docteur Bombard. La Jeep dans laquelle Mull Pacha (le nom est inspiré de Glubb Pasha, un militaire britannique) est véhiculé et sur laquelle un obus vient mourir est un exemple de plus illustrant le riche imaginaire de Hergé, quant à son intérêt pour les engins motorisés.  Enfin, il serait dommage de ne pas mentionner le sous-marin qu’utilise le marquis Di Gorgonzola en fin d’album pour disparaître, mais aussi celui qui cherche à torpiller le Ramona, ce bon vieux Cargo. L’occasion ici de noter que le sous-marin est un « objet » qui a dû fasciner Hergé puisqu’il l’a introduit avec l’arrivée de Tournesol dans le trésor de Rackham le rouge, et l’a ensuite mobilisé à plusieurs reprises.

Cette combinaison de véhicules que l’on retrouve dans cet album prend un certain sens et s’inscrit dans une cohérence de mouvements et de déplacements. Tintin a besoin de suivre la Jaguar, il a donc besoin d’une voiture pour cela. Pour aider l’émir, Tintin et le capitaine ont besoin de s’envoler pour le Khemed. Pour échapper à Di Gorgonzola, la voie des mers est privilégiée, tantôt sur un équilibre précaire, tantôt dans un certain confort parfois tout relatif. Quelques animaux apparaissent et font également office de support pour l’homme, Tintin et ses compagnons useront de chevaux pour échapper aux troupes de Mull Pacha, tandis que les gardes qui patrouillent aux abords de Wadesdah le font sur le dos de chameaux. Bref, l’album regorge de moyens de déplacement qui peuvent paraître anecdotiques mais qui révèlent tout de même un retour à l’expérimentation des moyens techniques et technologiques relatifs à l’époque où l’album a été écrit. Après l’Aventure sur la Lune, Coke en Stock est un album qui renoue avec une tradition assez sommaire du voyage terrestre et aérien, tout en valorisant les nombreux moyens de déplacement que peut mobiliser le terrien. Une façon peut-être de rappeler que le voyage sur la planète Terre reste une aventure singulière, épique, quand bien même on a marché sur la Lune.

L’intrigue, quant à elle, fait du coup d’état au Khemed (Un pays imaginaire que j'aime à supposer qu'il est un mélange de Koweït et de Yémen) un prétexte de départ tout trouvé pour Tintin et ses amis. Quand certains, dont le jeune Abdallah, fuient le caractère imminent d’une guerre qui pourrait éclater, il s’agit pour nos acolytes de se rendre là où le conflit s’apprête à émerger. On peut faire ici un parallèle avec notre époque contemporaine où de nombreuses personnes fuient la guerre, le chaos ou encore les catastrophes climatiques pour se réfugier dans des lieux plus sûrs. De même, et toujours à l’heure contemporaine, on peut faire remarquer que ceux qui interviennent dans des régions du monde, touchées par les conflits politiques et économiques qui peuvent faire éclater des guerres, sont des puissances occidentales incarnées par des chefs d’état ou des personnalités politiques de premier rang. Le général de Gaulle avait vu juste en ciblant Tintin comme étant son plus grand rival. Tintin, s’il n’est pas à lui seul une puissance politique, incarne tout de même la figure de l’homme providentiel qui intervient pour rétablir l’ordre, pour sauver un ami, éventuellement une communauté persécutée ou en difficulté. Il agit au nom du bien, tout comme son créateur Hergé, il se positionne selon des valeurs morales de justesse, de bonté, de justice. De ce point de vue-là, Tintin demeure très contemporain, il est la figure de l’homme occidental qui porte en lui la capacité à arbitrer et à décider pour le sort d’autrui.

Dans la ville de Wadesdah, Tintin et le Capitaine retrouvent le Senhor Oliveira Da Figueira qui, étonnamment, est toujours sur la route de nos héros, en particulier lorsqu’ils empruntent les routes du monde oriental. Le Senhor leur permet ainsi de traverser la ville de façon incognito, ou presque. Néanmoins, l’alarme est vite donnée par une femme à qui on ne la fait pas à l’envers. Dans la version originelle de l’album, Hergé se laisse aller à une remarque très regrettable que l’on peut largement qualifier de xénophobe. En effet, il fait dire au Capitaine Haddock en direction de cette femme : « Ne pouvez-vous pas parler français comme tout le monde, espèce de Fatma de Prisunic ? ». Ici, les relents xénophobes de l’auteur sont indéniables, stigmatisant ainsi une autochtone dans son pays en l’infériorisant, et en faisant de la langue française un capital universel que tout le monde se doit de posséder. L’appellation « Fatma » vise à essentialiser d’un même prénom toutes les femmes portant un voile ou toutes les femmes arabisantes, niant ainsi la singularité de cette femme. Quant à l’invocation de cette chaîne de magasins populaire qu’était Prisunic, là encore l’intention était de globaliser les populations des classes populaires en les assignant à un lieu, à un quotidien. Hergé reviendra sur cette appellation et modifiera les propos du Capitaine qui désormais se contentera d’un « espèce de bayadère de carnaval » lorsqu’il s’exprimera devant cette femme. La version originelle de l’album a le mérite de mettre en lumière la réaction primaire du Capitaine (et donc celle de Hergé) mais ce changement est heureux car la stigmatisation et l’assignation à résidence sont des éléments rétrogrades que Hergé, de par son œuvre en perpétuelle évolution, cherche à dépasser consciemment ou non. Il est donc tout à fait possible de reconnaître le caractère primaire et intuitif de la pensée de l’auteur, mais il est aussi important de souligner en quoi celle-ci peut poser problème, et en quoi cela est juste de faire évoluer cette pensée.

Ainsi, Tintin et le Capitaine sont escortés par les hommes de l’Emir Ben Kalish Ezab jusque dans la demeure de ce dernier qui n’est autre que le père de Abdallah, confiné en Europe. Aïcha est un guépard qui impose sa terreur mais qui se révèle finalement inoffensif, démontrant ainsi la capacité du plus petit, en l’occurrence Milou, à prendre le dessus sur plus gros que lui. Une belle allégorie quant au sens moral que Hergé a voulu donner à son œuvre, ici à travers Milou et Aicha, Tintin représente le « petit » capable, semble-t-il, de renverser celui qu’on appelait jadis le grand maître, le marquis Di Gorgonzola n’étant autre que le non moins charismatique Roberto Rastapopoulos. L’histoire nous apprendra que Tintin, s’il vient plus ou moins à bout des intermédiaires de Di Gorgonzola (Allan, Mull Pacha, Bab El Ehr), n’est pas celui qui fera déjouer le grand maître. Ce dernier disparaîtra, comme il a su déjà le faire.

Le coup d’état qui touche le Khemed a pour but d’atteindre en personne l’Emir qui avait menacé de dénoncer la compagnie aérienne « Arabair » qui se livre à un véritable trafic d’esclaves, maquillé en une organisation matérielle permettant le pèlerinage de croyants à la Mecque. Tintin et Haddock auront l’occasion de constater par eux-mêmes le maintien de nombre de pèlerins dans les cales du Ramona, livrés à eux-mêmes et en proie à un destin tragique imminent.  Le Ramona est en feu, 18 tonnes d’explosifs s’apprêtent à faire un joli feu d’artifice mais heureusement pour nos passagers, après la stupéfaction de la découverte macabre d’un trafic de chair humaine, la solidarité s’active sur le pont. Le Capitaine est celui qui se met en ordre de marche et donne les directives, Tintin et les pèlerins s’exécutent dans une forme de travail à la chaîne. On peut y voir une transposition illustrée du travail à la chaîne où le prolétaire obéit au donneur d’ordre, à la nuance près où travailleurs et Capitaine sont pour une fois, véritablement, sur le même bateau. Tous deux font face au même danger immédiat qui s’élève de façon égale face aux hommes, il y a donc un intérêt commun à défendre pour les travailleurs comme pour le donneur d’ordre. On peut donc y voir, en dernière instance, une représentation du travail à la chaîne où le travail n’est pas générateur de profit potentiel pour quelques-uns, mais où il devient salvateur pour l’équipage dans son entièreté. L’expression « nous sommes sur le même bateau » que l’on entend parfois abusivement en entreprise aujourd’hui, prend ici tout son sens.

Le troisième protagoniste qu’est Piotr Szut fait sa première apparition dans cet album. Mitrailleur à bavette, il a pour mission d’éliminer Tintin et Haddock. Il se conforme aux ordres et tente donc une attaque aérienne qui n’aura pour conséquence que de transformer un sambouk en un radeau. Tintin et Haddock auront effectivement eu raison de lui. C’était « lui ou nous ». Szut, dans sa détresse solitaire, se voit tendre la main par nos héros qui le recueillent selon une moralité qui consiste à supposer qu’il faut tendre la main à un homme en détresse, qu’importe ce qu’il est, ce qu’il véhicule. On retrouvera cette idée du : « le pire des hommes peut être bon » comme le disait Michel Serres avec l’abominable homme des neiges au Tibet. Szut, s’il est dans le camp des mauvais au départ, devient effectivement bon, il refuse d’abandonner Tintin et Haddock laissés pour morts à bord du Ramona. Il évolue très vite du statut du mitrailleur à bavette à celui de compagnon de route de nos héros, au point où il occupe une place de premier ordre sur la couverture de l’album où il apparait effectivement sur le même plan que Tintin et Haddock, sur le radeau. Là encore, la détresse d’un homme ou celle de quelques hommes qu’ils soient bons ou mauvais appelle à l’action et éventuellement à la rédemption. On pourra regretter que les victimes d’un trafic d’esclaves que sont les pèlerins à qui nos héros viennent en aide, restent eux largement au second plan, au rang de figurants. Là où Szut connaît une trajectoire remarquable rendue visible par l’auteur, les pèlerins qui constituent pourtant le cœur et la chair de l’intrigue restent peu visibilisés et restent largement dépersonnalisés.

Le mérite de l’album réside dans la dénonciation de l’esclavage, phénomène connu de tous mais qui semble toujours un peu derrière nous. Hergé, ici, cherche à faire remarquer l’existence d’hommes infériorisés pour ce qu’ils sont et qui sont dupés, parqués et pour lesquels tout un réseau s’organise à des fins de pouvoir. La collusion entre le monde économique incarné par l’Arabair et les luttes de pouvoir intestines est palpable. L’album paraît en 1958, les progrès scientifiques, technologiques et humains se dessinent et l’époque est à l’ouverture, à la modernité, aux nouvelles expérimentations. Coke en Stock vient donc rappeler un phénomène historique, à l’heure où le monde cherche à afficher des valeurs de modernité, conformes à la dignité humaine en opposition avec ce qu’il avait connu à travers deux guerres mondiales. Or la dignité humaine et le respect de l’homme dans sa chair sont très loin d’être acquis. Hergé, vivant avec son temps, aurait pu fermer les yeux sur une réalité du monde qu’il avait plutôt intérêt à passer sous silence. Il n’en a été rien, il a fait le choix de mettre en lumière ce qui relève de l’opacité la plus totale, la traite humaine qui s’opère dans les cales des cargos de la mer Rouge, loin des préoccupations des quelques mondains qui fréquentent les salons des grandes villes Européennes, loin des quelques lumières qui tentent d’illuminer le monde. Aussi, l’idée de mettre en évidence les conditions d’existence de populations ne connaissant que l’ombre et la marginalité provoque dans mon for intérieur un sentiment d’empathie à leur égard. S’agit-il ici des prémices de la construction de ma conscience politique qui puise dans la défense des opprimés et des exploités de ce monde ? Ou est-ce mon arabité supposée qui laisse entrevoir une proximité et un soutien fraternel à ces mêmes exploités ? On peut se risquer à ces deux hypothèses.

L’apparition de certains personnages historiques des albums de Tintin est anecdotique mais a le mérite de réunir toute cette famille de papiers. En effet, le général Alcazar connu pour sa volubilité semble ici vouloir se montrer discret, gagné par l’urgence et le besoin de faire vite. Il se dit pressé lorsqu’il rencontre Tintin et Haddock. Son échange avec Dawson permet d’en savoir plus quant à ses intentions mais celles-ci sont éloignées de celles de Tintin et Haddock. Alcazar a besoin d’avions pour réussir son coup d’état pour reprendre le pouvoir, quand nos protagonistes cherchent à en déjouer un, de coup d’état, autant que faire se peut. Les Dupondt jouent un rôle habituel à celui qui est le leur consistant à chercher là où ils ne trouvent pas grand-chose. Comme souvent, ils pensent avoir un temps d’avance mais butent très rapidement quant aux avancées de l’enquête. La suite de l’aventure ne leur permettra pas d’exister, comme pour entériner définitivement leur inutilité. Dawson que nous avons déjà cité n’apprécie guère que Tintin fouille dans ses affaires et s’active pour alerter Mull Pacha des intentions du jeune héros. Tournesol, qu’on aurait pu oublier, fait une très brève apparition dans laquelle il expérimente un nouveau gadget, comme pour nous rappeler que malgré les crises anthropologiques qui demeurent, l’époque reste perméable aux innovations scientifiques et technologiques. Bianca Castafiore fait naturellement partie des mondanités et participe aux festivités qu’organise Di Gorgonzola. Son intervention très sommaire ne consiste qu’à alpaguer Tintin et Haddock lorsque ces derniers sont repêchés par le Shéhérazade. La cantatrice, dans son élan, écorche comme à son habitude le nom de Haddock, ce dernier pris d’une volonté de lui répondre avec hardiesse prend un malin plaisir à ne pas se laisser impressionner. Le jeune Abdallah incarne parfaitement l’insouciance de l’enfance malgré la situation politique au Khemed, il préserve son regard d’enfant et sa capacité créatrice n’est en rien altérée. Abdallah est l’archétype de cet enfant universel que l’on retrouve dans les 4 coins du monde, l’occasion pour moi de rappeler que le monde regorge d’enfants divers mais qu’il n’y a pas d’enfants de telle ou telle nationalité, il n'y a que des enfants. Abdallah aurait pu être un camarade de Quick et Flupke, ces deux gamins Bruxellois que Hergé a sûrement fréquentés et pour qui il avait une tendresse particulière. Enfin, Nestor est celui pour qui la question de l’accueil de l’autre se pose sérieusement. Il regrette l’installation de la famille de l’Emir à Moulinsart et la cohabitation avec celle-ci semble l’avoir marqué physiquement, comme en témoigne son visage en fin d’album. La question de l’accueil des réfugiés politiques est un sujet contemporain qui fait l’objet de discussions intensives mais Hergé, à travers la personne de Nestor, parvient à capter et à percevoir ce sentiment de rejet et d’inconfort à l’égard des exilés, qui gagne aujourd’hui très largement les populations des pays occidentaux. La furtive apparition de Séraphin Lampion en toute fin d’album peut être interprétée comme un éternel retour de bâton, où la figure de l’assureur se glisse sans relâche dans la vie de chacun, telle une sangsue. Entre chaque aventure, le retour à une réalité plus prosaïque semble être le prix à payer pour nos héros.  

Concluons avec un dernier élément qui renvoie à une philosophie de vie qui devait être celle pour laquelle Hergé avait une certaine sensibilité, à savoir l’idée d’avancer dans son travail, quand bien même le bruit du monde est assourdissant. Les chiens aboient, la caravane passe, c’est ce proverbe lancé aux hommes de l’Emir qui permet à Tintin et Haddock de poursuivre leur chemin. Ces quelques mots dégagent une puissance, une force de conviction, ils ouvrent la voie de nos héros mais plus généralement, ils laissent entendre la possibilité pour chacun de se désengager des bruits résonnants, pour se concentrer sur sa propre voie, sur son propre chemin, sur sa propre mission, sur son propre travail, sur son propre destin. Didi disait qu’il avait trouvé la voie quelques décennies plus tôt, l’on peut dire que nos héros l’ont trouvée et que d’une certaine façon, Hergé se cale sur cette idée en traçant sa ligne claire et en dessinant son propre chemin.

Ainsi, si le périscope du sous-marin de Di Gorgonzola rode, menace et observe, les poissons volants de la mer rouge qui surgissent et brillent de leur grâce représentent ce besoin de liberté dans l’expression de sa propre personne, aussi bien pour le pèlerin devenu esclave, que pour nos héros freinés dans leur quête, que pour l’auteur qui connaissait à cette époque des épisodes de dépression intenses. Dans un environnement hostile, restrictif, étouffant, l’expression de sa propre singularité, de son propre cheminement et de ses choix les plus intimes relève d’un défi de tous les instants. De ce point de vue-là et à bien des égards, Coke en Stock est finalement un album qui, après la conquête de la Lune, nous remet définitivement les pieds sur Terre.

Saïd Oner, 




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