La relation entre Haddock et Abdallah, un lien d'humanité : 


Les Aventures de Tintin sont propices au développement de l’imaginaire et donc aux possibles interprétations des relations que vivent les différents personnages. Parfois, certaines interprétations peuvent être douteuses, il n’en reste pas moins qu’il n’est pas interdit d’imaginer la vie que pourrait mener Tournesol dans les bras de la Castafiore, ou encore de rêvasser à l’activité favorite des Dupondt quand ils ne sont pas en service. Après tout, imaginer la vie des personnages est peut-être la meilleure manière d’entretenir un intérêt toujours plus fort pour Tintin, et d’inscrire l’œuvre de Hergé dans un continuum d’actualité toujours aussi vivace et prégnant. 

Aujourd’hui, m’anime la relation que vivent Haddock et Abdallah dans les albums de Tintin. Ceux-là ne se croisent directement que très rarement, ils se rencontrent pour la première fois au pays de l’Or noir et se retrouvent nez à nez dans Coke en Stock. D’emblée, cette relation se crée dans un contexte d’urgence où le jeune Abdallah est kidnappé par le professeur Smith. Tintin et Haddock se hâtent pour tenter de délivrer le fils de l’émir et tandis que le premier cherche à prendre de revers le ravisseur, Haddock Milou et Abdallah se retrouvent au pied d’une dune. Abdallah étant un enfant, il est par définition joueur et insouciant. Il souhaite donc « jouer » avec Milou sous les yeux d’un capitaine Haddock ébahi qui ne tarde pas à laisser éclater sa colère en se montrant autoritaire. En effet, l’époque était loin de considérer les enfants, elle était donc très loin de les percevoir comme étant des sujets ayant des droits. Il n’empêche, le rapport des deux personnages se cristallise autour d’un antagonisme d’intérêts dans lequel l’un veut le calme de l’autre, et l’autre cherche plutôt à tester les limites de l’un. En effet, les limites que cherchent à imposer le capitaine semble avoir du sens pour Abdallah qui, bien que les réfutant, ne tarde pas à manifester un premier signe d’approbation à l’égard de l’adulte, en refusant précisément de retrouver les bras de son père l’émir. Ainsi, Abdallah dit à son propre géniteur qu’il souhaite retourner auprès de « Mille Sabords ». Ce premier point peut nous laisser supposer que malgré un rapport initial oppositionnel, le fils de l’émir témoigne d’une certaine considération pour celui qui lui a dit non. L’occasion ici de rappeler peut-être que le concept d’éducation peut se traduire concrètement par l’instauration d’un cadre à l’endroit de l’enfant qui a besoin de visualiser et de matérialiser des limites. Bien que Haddock se montre particulièrement autoritaire, l’on peut avancer que cette autorité, pour peu qu’elle soit contextualisée et ramenée à son époque, a des conséquences plutôt vertueuses et ouvre la perspective d’une relation durable entre les deux personnages. C’est le sens du message de Abdallah qui dit vouloir rester avec « Mille Sabords ». Il y a là une image tout à fait saisissante d’un enfant, qui après avoir été kidnappé, semble témoigner d’une proximité charnelle avec celui qu’il vient à peine de rencontrer, au nez et à la barbe de son géniteur de toujours. Les rapports humains vont au-delà des rapports de sang.

Quelques albums plus tard, Haddock retrouve Abdallah ou plutôt s’agit-il de l’inverse, c’est en effet le jeune garçon qui, se rendant à Moulinsart, se retrouve nez à nez avec le capitaine. Les retrouvailles sont inattendues et se font à nouveau dans un contexte d’urgence. Au Khemed, l’émir fait face à un coup d’état et il préférable pour Abdallah de se réfugier en Europe, à l’abri des histoires d’adultes, à l’abri des hostilités. Moulinsart s’avère être un terrain de jeu idéal pour un jeune enfant, son insouciance couplée à son imaginaire débordant lui permettent de s’adonner aux farces les plus élaborées. Dans ce lot de farces et attrapes, Abdallah n’a pas oublié le capitaine qu’il continue d’appeler « Mille Sabords » et pour qui il semble avoir une vraie tendresse. En effet, il a apporté dans ses bagages un présent qu’il s’empresse d’offrir au capitaine. Ce présent est un coucou un peu particulier puisqu’il possède un mécanisme qui permet d’actionner un jet d’eau. Là encore, l’ingéniosité du jeune Abdallah fait des ravages. Il n’empêche, ce présent est aussi le symbole d’une marque de considération voire de reconnaissance pour une personne qu’Abdallah a toujours su garder en mémoire. Non seulement, il a surnommé Haddock « Mille Sabords », comme on surnomme un ami, un proche, un être cher pour lequel on éprouve de la tendresse, mais il a également pensé à offrir un cadeau, quelque peu empoisonné certes, qui exprime néanmoins son plaisir de donner. Plaisir qui s’accompagne toujours d’un peu de malice. On ne se refait pas. En fin d’album, Abdallah laissera une lettre dans laquelle il usera de mots tendres à l’égard de ce « cher Mille Sabords », il se dit même un peu triste de quitter Moulinsart. Haddock, dans sa sensibilité profonde, évoquera « d’innocentes gamineries », comme pour se rappeler à lui-même que Abdallah est d’abord un enfant insouciant, avant d’être un « démon de gosse ».

Autre élément à exploiter pour interroger cette relation entre ceux deux personnages : l’accueil de personnes étrangères chez soi. Si cela pose un sérieux problème à Nestor qui, tour à tour, voit d’un mauvais œil l’arrivée au château de la famille de l’émir et celle des Romanichels quelques années plus tard, Haddock ne se montre jamais hostile à l’égard de l’autre. Au contraire, il est précisément celui qui s’offusque des conditions indignes dans lesquelles vivent les Romanichels et notamment un autre enfant, la petite Miarka. Ainsi la venue d’Abdallah ne lui pose pas de problème en tant que tel. S’il rejette la smala de Lampion et la trop volubile Castafiore, il reste sensible au sort des personnes en situation de détresse. Abdallah, dans le contexte de coup d’état dans son pays, en fait partie. Plus encore, son engagement à retrouver Tournesol dans les sept boules de cristal ainsi que dans l’affaire Tournesol est une autre démonstration de sa solidarité inébranlable à l’égard de son ami. Dans un registre différent, sa main tendue à destination de Laszlo Carreidas (qu’il croit démuni) est un autre exemple de cette générosité à l’égard de ces personnes qui expriment une souffrance, un mal-être. Le capitaine est donc un bon bougre animé par une véritable humanité à l’égard de celui qui souffre, sa colère à l’égard d’Abdallah doit être comprise comme une volonté d’affirmer une posture d’autorité qui, en réalité, cache des sentiments qui trahissent une certaine affection pour ce jeune garçon, malgré lui. Le coup d’état au Khemed annoncé, Haddock, pourtant excédé par les provocations du jeune enfant, ne transige pas : "dans ces conditions, Abdallah ne peut être renvoyé au Khemed". Mais au Khemed Tintin et le capitaine peuvent s’y rendre, et Haddock s’y rendra, non pas pour se débarrasser au plus vite du fils de l’émir, mais bien pour venir en aide au père du gamin et pour déjouer un trafic d’esclaves en mer rouge. Haddock, faut-il le rappeler, est celui qui alerte les pèlerins du sort qui leur est réservé. L’épaisseur parfois bougonne du capitaine n’a d’égale que sa propension à se montrer profondément humain, touché par le sort des siens d’où qu’ils viennent.

L’on peut donc imaginer que la relation entre Haddock et Abdallah va au-delà de la provocation ou de l’injonction. Il y a possiblement chez l’enfant une volonté de nouer un lien avec un adulte qui lui impose des limites, discutables au demeurant d’un point de vue éthique, mais tout de même des limites qu’il interprète comme une marque de reconnaissance à son endroit. En l’occurrence, il semblerait que la colère de Haddock provoque chez Abdallah une volonté de rencontrer cet adulte, au point de vouloir retourner dans ses bras plutôt que dans ceux de son père, au point également de le rebaptiser par l’un de ses jurons préférés. De plus, l’acte d’offrir un présent et celui de rédiger une lettre laisse à penser que Abdallah n’a pas oublié ce « Mille Sabords » et que, par conséquent, son souvenir de cet adulte lui est resté au point de lui tendre un présent, de lui écrire quelques mots, témoin d’une forme de gratitude à son égard. Enfin, Haddock dans son exubérance parfois écrasante, se laisse parfois attendrir et prononce des mots ici et là qui nous permettent d’imaginer une relation à Abdallah beaucoup plus profonde qu’elle n’y paraît. Il est aussi cet homme qui témoigne de son humanité à l’autre, et qui donc se montre ouvert à la possibilité de créer des liens avec tous les hommes, et en particulier avec les enfants (Miarka, Abdallah, Zorino). De là à dire que cette relation pourrait être celle d’un père à son enfant, nous ne nous y risquerons pas. Néanmoins, il y a un peu de ça chez un enfant qui surnomme cet adulte, qui le provoque, et une figure paternelle qu’incarne Haddock qui impose un rapport d’autorité (donc un rapport de considération pour cet enfant), une autorité qui se veut éducative et affective, plus qu’une autorité qui se voudrait purement autoritaire et arbitraire. Qui sait comment cette relation aurait pu évoluer avec le temps…

L'idée de cet article est née après une discussion matinale et ensoleillée avec Sarah Belmas, elle qui ne manque pas d'inventivité lorsqu'il s'agit d'imaginer la compatibilité relationnelle entre les personnages des albums de Tintin. Et d'ailleurs, sans trahir un secret, sa proximité relationnelle avec l'un d'entre eux fait l'objet de rêveries mouvementées qu'elle racontera peut-être un jour...En attendant, voici son blog :

Blog de Sarah Belmas

Saïd Oner,

 


Commentaires

  1. Mais Haddock ne serait-il pas lui-même un Abdallah déchu ?... Face à la maladroite autorité d'un homme bon qui ne cède pas à ses caprices, Abdallah voit en Haddock un compagnon de farce, de manière consciente mais... avec un lien plus profond en effet !

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