Chronique de l'interview de Hergé par Judith Jasmin (Radio-Canada) en 1962 :
Cette interview de Hergé est
peut-être l'une des plus intéressantes pour plusieurs raisons. D’abord, le cadre de
l’interview réalisé en extérieur laisse supposer une propension à la légèreté
et à la simplicité. En effet, Hergé est interrogé chez lui dans son jardin, il
y a ses repères et ses habitudes. La femme qui se trouve en face de lui est
Judith Jasmin, une journaliste Canadienne qui travaille alors pour le média
« Radio Canada » et qui adopte un ton bienveillant. Ses questions
témoignent d’un véritable intérêt, aussi bien pour l’auteur que pour son œuvre. En plus de permettre à la personne interrogée de développer son propos, Judith Jasmin rebondit assez
bien aux réponses apportées, n’hésitant pas à aborder des questions très
contemporaines telles que la place des femmes dans les aventures de Tintin, le
sujet de la censure relative à la représentation des personnes de couleur noire
dans certains albums ou encore le rapport à l’alcool du capitaine Haddock à qui
l’on accordait le droit de boire, sans pour autant le montrer.
Judith Jasmin fut une journaliste
pionnière, en particulier dans le champ de l’antiracisme, de la défense des
droits des femmes ou encore de l’écologie. On peut largement supposer que Judith
Jasmin, grande journaliste, couvrant et évoquant de nombreux évènements
(notamment le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis), avait un intérêt
pour le reporter Tintin qui devait l’inspirer d’une façon ou d’une autre. Ajoutons également que Judith Jasmin a
également voyagé dans sa vie, perpétuant ainsi la tradition du journaliste
« globe-trotter ».
Ainsi, l’interview aborde
différents sujets qui s’enchaînent limpidement. L’une des thématiques
intéressantes est la question du rapport aux enfants qu’entretient Hergé. On
apprend ici que ce dernier reçoit un certain nombre de lettres de la part
d’enfants du monde entier, dans lesquelles ils lui font remarquer certaines de
ses erreurs graphiques. Ce qui contraint l’auteur à poursuivre son travail de
documentation pour coller au mieux à la réalité. On comprend ici que les enfants
sont soucieux de l’exactitude de certaines images, de certaines représentations
imagées, ils réinscrivent donc les aventures de Tintin dans un rapport à la
réalité. Pour eux, il y a besoin de s’immerger dans un monde fictif à travers
des données réelles et qui se rapprochent au mieux de la réalité. Hergé
explique avec une certaine force de conviction qu’il ne cherche pas à consulter
les enfants pour tenter de répondre à d’éventuelles aspirations. Il construit
une histoire à partir de son vécu, de ce qu’il observe, et le scénario, au fil
de l’histoire, peut l’amener à rencontrer tel ou tel personnage, tel ou tel
lieu. Ce ne sont pas les enfants qui guident Hergé, c’est son imaginaire qui
est la ligne directrice de ces histoires. Et l’on peut faire le pari que c’est
parce qu’il fonctionne ainsi que cela plaît aux enfants. En effet, en partant
de sa propre histoire, Hergé ne trompe pas les enfants, il ne les dupe pas, il
leur propose un monde qui naît de son propre imaginaire avec son lot d’images qui
relate des réalités plus ou moins réelles. Hergé dessine le monde dans sa
complexité la plus totale, dans sa diversité la plus grande. L’enfant qui
reçoit ces images en pleine figure parcourt le monde à travers des péripéties,
des turbulences, des difficultés…Tout ce qui tient en haleine enfants et
adultes, à la différence près que Hergé n’hésite pas à caricaturer un monde
parfois belliqueux où les uns et les autres usent de violence. Ces images, à
priori, ne sont pas destinées en premier lieu à des enfants, or Hergé leur
permet d’accéder à cet univers, tout en atténuant le caractère violent de
certaines situations par de l’humour et des gags nombreux. Là est le génie de
Hergé : Rendre compte du monde dans sa complexité, tout en l’abordant avec
légèreté et humour. C’est précisément parce que Hergé ne pense pas aux enfants,
ne dessine pas pour eux, que cela entraîne un véritable engouement chez les
enfants. De ce point de vue-là, Hergé nous rappelle une leçon très importante.
Un créateur, un auteur, un écrivain n’a pas à créer en fonction d’un audimat en
particulier, il doit créer son œuvre au gré de son imaginaire, au gré de ses
envies. De cette façon, il s’engage dans une voix d’authenticité et il est
certain que c’est cela qui permet de capter l’attention de différents publics.
Ensuite, Hergé est interrogé au
sujet des origines de Tintin. Judith Jasmin tente de renvoyer le héros à ses
origines supposément Belges et de questionner l’auteur à ce sujet. L’auteur
répond de façon admirable en expliquant que Tintin n’est pas spécifiquement
Belge, ou que s’il devait l’être, c’est uniquement parce que lui-même se trouve
être Belge. Hergé laisse entendre qu’il aurait pu être de nationalité toute
autre et que, par conséquent, faire de Tintin un héros strictement Belge
n’avait pas beaucoup de sens. On peut ici appliquer une certaine symétrie entre
le mouvement de ligne claire qui caractérise le trait de Hergé, et le mouvement
réel de celui de Tintin qui navigue de pays en pays et qui ne s’enracine pas.
De fait donc, Tintin est un héros qui dépasse le cadre national et qui n’est
pas réductible à un pays en particulier. Sur ce point, Hergé démontre sa
capacité évolutive remarquable. D’une commande qui imposait la narration d’un
héros autocentré à la vision étriquée, il a su emmener celui-ci dans des
contrées diverses où la rencontre de l’autre est toujours synonyme
d’enrichissement. De ce point de vue-là, Tintin est un héros internationaliste
qui a accompagné des enfants par-delà les frontières.
Quant aux adultes, Hergé, me
semble-t-il, feint de ne pas savoir ce qui pourrait toucher les adultes qui,
eux aussi, restent de grands lecteurs des Aventures de Tintin. Il répond qu’il
ne saurait expliquer l’engouement des adultes, or il devait savoir que son
œuvre permettait à ces grandes personnes de se replonger dans une lecture d’enfance, avec un
regard d’adulte. Ici, on peut se risquer à interpréter cette absence de réponse
comme une volonté de ne pas trop évoquer la propre enfance de l’auteur. Car la
question des adultes qui lisent Tintin renvoie presque mécaniquement au temps
et à l’innocence de l’enfance (peu d’adultes ont découvert Tintin à 40 ans), et
je crois que Hergé cherchait à ne pas trop en dire au sujet de son enfance. Il a
préféré éparpiller tout cela dans son œuvre, et libre aux exégètes d’étudier
celle-ci. Hergé est cet adulte qui a enchanté l’enfance de millions de petits
êtres, pour ne pas avoir à explorer la sienne.
Aussi, l’évocation du bois
d’ébène qui est l’inspirateur du récit de Coke en Stock, est une merveilleuse
façon de mettre ou de remettre en lumière l’esclavage. Hergé n’évoque cet album
que pour relater la censure qu’il subit en raison des personnages de couleur
noire qui apparaissent dans ces albums, en l’occurrence Coke en Stock. Mais la
nomination du bois d’ébène permet de rappeler ce statut sous lequel étaient
dominés les esclaves dans le cadre du commerce triangulaire, littéralement
enchaînés à l’arbitraire d’un propriétaire qui avait droit de vie ou de mort sur
ces malheureux. En réactivant le sujet de l’esclavage que l’on a parfois
requalifié en esclavage moderne, Hergé continue à faire fructifier son
imaginaire en l’articulant à des réalités parfois très sombres. Son mérite, à
travers Coke en Stock, aura été de mettre en lumière l’opacité de ce monde,
lequel au sortir de la seconde guerre mondiale et des différentes entreprises
de décolonisation successives, abritait encore de nombreuses zones d’ombres.
Enfin, concluons sur ce dernier
aspect de l’auteur qui concerne son rapport à son travail. Hergé explique l’ambivalence
du dessinateur qui navigue constamment entre le plaisir que procure l’acte de
créer et la souffrance qui peut être la sienne. Une façon de dire que le
plaisir et la souffrance sont intimement liés, que l’acte créatif appelle
presque nécessairement à des épisodes douloureux et qu’un grand créateur est
capable de puiser dans ses souffrances pour continuer à donner du plaisir.
Autrement dit, l’on pourrait dire que la souffrance de l’auteur a su se
traduire de manière parfois géniale dans la richesse imaginative. Il suffit à
cet égard de penser au double album lunaire qui est né à partir d’une
dépression importante survenue après la seconde guerre mondiale. Hergé, vers la
fin de sa vie, résumera cette ambivalence du plaisir et de la souffrance par
la révélation suivante : « Si je vous disais que j’ai mis toute ma
vie dans Tintin ». Limpide.
Hergé est cet artiste qui aura mis toute sa vie dans les Aventures de Tintin, avec une ambition géniale presque inconsciente qui a consisté à parler à des enfants et à des adultes, sans faire de concessions. Sa faculté à absorber les vibrations de son monde et du monde en général lui a permis d’inventer, d’imaginer, d’explorer son art d’abord pour lui, et ensuite pour autrui. Hergé a cela de génial, c’est qu’il a écrit et dessiné non pas pour répondre strictement à des impératifs commerciaux, mais bien à partir de son imaginaire qui a toujours été la ligne directrice de son travail de créateur. C'est parce qu'il a d'abord puisé dans son propre imaginaire qu'il a pu émerveiller celui des autres.
Saïd Oner,
L'interview en vidéo :
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