L’appellation « France Travail », une entourloupe sémantique au regard de l’histoire :


Depuis un certain nombre d’années, les institutions sociales et économiques françaises connaissent des mutations profondes, notamment à travers une homogénéisation de leur appellation autour du qualificatif « France ». Citons en exemple France Compétences (une autorité relative à la formation professionnelle), France Connect (un accès simplifié aux services publics) et plus emblématiquement France Travail (un service public dédié à l’emploi). Ce dernier fait suite au non moins emblématique « Pôle Emploi » qui lui-même avait succédé à l’agence nationale pour l’emploi (ANPE).

D’apparence anodine, cette focalisation sur le mot « France » dit quelque chose de l’époque dans laquelle nous vivons. En apposant l’attribut « France » à chacune de nos institutions et autorités, s’opère un glissement sémantique qui introduit un nouveau rapport au monde social et économique. De « Pôle Emploi » à « France Travail », la perception d’une même institution peut largement différer et peut créer de la confusion, en particulier pour les populations qui ont le moins accès à l’information, de surcroit, à l’outil numérique, et celles pour qui l’identité française n’est pas acquise, est remise en cause ou est en voie d’acquisition.

De façon plus macrosociologique, ce nouveau rapport au monde social et économique se traduit progressivement par une lecture nationale des institutions et autorités. Or, dans le cas de « France travail » dont l’origine est celle de la protection sociale en France par le biais de la création de la sécurité sociale, puise ses racines dans le mouvement ouvrier, syndical et communiste d’après-guerre, hostile alors au gouvernement de Vichy. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, il s’agissait pour les réformateurs sociaux d’établir un système de protection sociale étendu à tous les travailleurs et à tous les citoyens. Ce système de protection sociale a été au centre de négociations avec des acteurs de l’Etat, du patronat et des syndicats. Ainsi, le 4 octobre 1945 est signée une ordonnance qui officialise la sécurité sociale obligatoire pour les salariés, un peu plus tard pour les non-salariés. Ce plan de sécurité sociale comporte quatre dimensions, dont la dernière évoque la question de la perte de son emploi. A cette époque, est évoqué le terme de revenu de remplacement pour parer à toute éventualité de perte de son activité rémunératrice, inscrit dans ce que l’on a appelé les « assurances sociales ». Précisons ici que les femmes n’étaient pas concernées par ce plan, tout comme les personnes issues de l’immigration, véritable main d’œuvre corvéable à merci, arrivées en France après la deuxième guerre mondiale.

Dit autrement, la question de la perte d’une activité rémunératrice avait fait l’objet d’intenses discussions parmi les réformateurs sociaux d’après-guerre, et en particulier ceux émanant du Conseil national de résistance (CNR), et avait accouché d’ordonnances qui ont permis l’instauration progressive d’une sécurité sociale d’abord à destination des travailleurs, puis élargie aux autres catégories de la population. Bien plus tard, une réforme de 1967 permettra la distinction de quatre branches de la sécurité sociale : assurance maladie, vieillesse, famille et recouvrement.

En somme, l’histoire de la sécurité sociale et celle du droit à une rémunération entre deux activités rémunératrices, est une histoire sociale, consubstantielle à l’histoire des luttes sociales en France particulièrement durant l’entre-deux-guerres. Ainsi, s’il est coutume de rappeler les conquêtes sociales qui permissent l’obtention d’un certain nombre de droits, exemplairement le droit aux congés payés, il faut rappeler également que la sécurité sociale est d’abord d’émanation ouvrière, syndicale et communiste. C’est une conquête sociale, un service public qui s’est érigé au rang d’institution aujourd’hui, qui prend les atours d’une administration dont la gestion bureaucratique empreinte beaucoup au secteur privé. C’est d’ailleurs cette gestion bureaucratique qui a accompagné ce glissement théorique et pratique d’un service public perçu aujourd’hui comme une institution rigide avec des accents autoritaires. 

Sur le plan théorique, cela s’explique par le glissement sémantique que l’on constate lorsque l’on évolue de la « sécurité sociale » à « France Travail ». La sécurité sociale dans l’imaginaire collectif peut correspondre à une prise en compte de chacun dans des perspectives de solidarité avec l’idée du commun et du juste. France Travail, dans ce même imaginaire collectif, fait du mot travail un élément central, se rapprochant davantage de la forme injonctive avec l’idée du devoir de travail (France, travaille!) dans une France qui peut mobiliser des affects très divers, quoique très orientés vers des notions de rejet et d’exclusion dans le contexte social actuel. En effet, lorsque le qualificatif France est employé dans le contexte de société actuel, il est souvent mobilisé à des fins de division sociale, culturelle, religieuse ou ethnique. La sécurité sociale s'étant bâtie sur des notions d'égalité et d'accessibilité, le mot "France" introduit un biais cognitif favorable à une lecture "nationalisante" d'un service public où les notions d'égalité et d'accessibilité s'étiolent, au profit d'un rapport à des droits qui se méritent et à une banalisation d'un traitement différencié des populations (et donc du public) selon des critères parfois arbitraires. On peut ainsi imaginer ce que cela peut générer dans les corps et dans les têtes de ceux qui ne sont pas français ou qui ne sont pas acceptés en tant que tels. 

La sécurité sociale avait pour vocation originelle de reconnaître le besoin de rémunérer les travailleurs puis les citoyens entre deux activités rémunératrices, compris ici dans le sens d’une reconnaissance d’un droit inaltérable, permettant une pause parfois salutaire et qui ne fait l’objet d’aucune investigation par le législateur. L’idée était de protéger socialement ceux qui en avaient besoin à travers des cotisations sociales qui permettent une couverture sociale importante.

Chez « France Travail », changement de paradigme, la dénomination « demandeurs d’emploi » positionne mécaniquement les chômeurs, les salariés privés d’emploi ou encore les personnes en reconversion professionnelle dans une posture passive, d’attente et de quémande. La notion de droit s’évapore pour laisser place à l’injonction à trouver un emploi, avec une tendance de plus en plus forte à la numérisation totale d’un service public qui laisse sur le carreau des populations qui ne sont pas équipées en matériel informatique. Enfin, l’autre tendance notable est la généralisation des informations à caractère privé et personnel à communiquer afin de mobiliser telle ou telle prestation, tel ou tel droit.

Sur le plan pratique, France Travail est une institution qui est finalement cohérente avec son appellation. Elle met la pression sur les chômeurs pour qu’ils retrouvent un travail ou un emploi. Dans ce cadre là, il est moins question de bénéficier de droits rémunérateurs entre deux activités professionnelles, que de démontrer par la preuve sa capacité d’employabilité dans des contextes professionnels divers et immédiats. Aussi, France Travail s’inscrit pleinement dans des logiques de compétitivité et applique une pression accrue sur les chômeurs, corrélative avec le besoin de compétitivité et de productivité de la France. On pourrait le dire encore autrement, France Travail est moins un service public qu’une institution qui se privatise et qui cherche à faire des économies sur le dos des travailleurs, en particulier sur le dos des travailleurs précaires. Concrètement, il s’agit d’appliquer des méthodes que l’on peut largement qualifier de flicage où les demandeurs d’emploi sont convoqués régulièrement pour faire état de leur situation, avec la menace toujours planante d’être radié à la moindre échéance qui ne serait pas respectée ou mal comprise. Là aussi, le service public à vocation accompagnatrice s’efface au profit d’une institution qui tape sur les doigts et qui agit de façon autoritaire et disciplinaire.

En conclusion, l’histoire de la protection sociale s’étant construite en opposition à un gouvernement national (celui de Vichy), avait pour finalité une émancipation sociale des travailleurs et des citoyens. Cette histoire nous a appris que les droits sociaux, bien qu’en sursis permanent, s’obtiennent à coups de négociations, de luttes, de rapports de force. Notre protection sociale qui demeure aujourd’hui est le fruit de ces luttes qui sont devenues des conquêtes sociales ou des acquis sociaux. Dans cet état de fait, ce n’est aucunement la structure nationale qui a permis cela, ce n’est pas la France, en tant que nation, qui n'a participé d’aucune manière à la création d’institutions sociales. C’est le rapport de forces de certains mouvements qui l’a obligée à accepter l’avènement de ces institutions. Or, on observe aujourd’hui un détournement important de cette histoire sociale faite de luttes et de rapport de force, en un attribut national. La couverture maladie, l’assurance chômage, l’assurance vieillesse seraient des émanations nationales, à mettre au crédit de la nation dans un souci d’exaltation de la nation mais aussi en opposition avec d’autres nations qui seraient moins « avancées », avec l'ajout du qualificatif « France » désormais au-devant de chacune de nos institutions. C’est là une entourloupe majeure et un contre-sens historique qui encourage une lecture nationale/nationalisante, et non sociale au sens de conquêtes sociales, des organismes et autres autorités relatifs à la protection sociale. En favorisant cette lecture nationale, on intègre l’idée que c’est la France en tant que nation qui accorde des droits, protège des salariés et des citoyens et par conséquent, on accepte plus aisément l’idée qu’elle puisse se montrer plus autoritaire, plus arbitraire, plus sélective dans son rapport au public. Si c’est la France qui régale comme beaucoup l’imaginent, il devient légitime de sélectionner les populations qui ont des droits ou non, de distinguer les populations qui se verront bénéficier de droits selon certaines conditions. Et pour sélectionner et arbitrer, la forme injonctive que suppose à l’oreille « France Travail » prend tout son sens et participe de ce détournement historique qui permet l’intériorisation collective de droits qui seraient aléatoires et opérants selon des conditions arbitraires, et surtout de son opposé, à savoir l’intériorisation normalisée de devoirs, au regard de la nation France perçue comme généreuse et beaucoup trop tolérante.

Ainsi, au travers de l’histoire de la sécurité sociale à « France Travail », l’on observe un glissement sémantique qui s’accompagne d’un détournement philosophique, historique qui a des conséquences majeures et concrètes dans la vie professionnelle, sociale et parfois privée des populations. D’une ambition émancipatrice et porteuse de nouveaux droits, nous sommes aujourd’hui dans l’ère de l’arbitraire des droits, conditionnée à un modèle de société où les lois de la compétitivité gouvernent les institutions sociales, exemplairement « France Travail », et où la question du chômage se pose en des termes de retour à l’emploi avec une pression exercée sur le chômeur qui est constante, et non en termes de droits rémunérateurs inaltérables.

Philosophiquement et historiquement, on peut parler d’une entourloupe manifeste qui fait d'une histoire des luttes sociales complexes et plurielles, une entreprise institutionnelle qui cultive subrepticement le sentiment national afin d’arbitrer des choix de moins en moins tournés vers des droits, au profit de devoirs et d’adaptabilité aux logiques de compétitivité. 

Saïd Oner, 

 

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