Dans nos vies où prend une place importante le travail, le temps de cerveau disponible, mère de toutes les batailles :

Chacune de nos vies est unique, chacune et chacun vit sa vie avec sa propre subjectivité et son propre rapport à soi et aux autres. En cela, nos vies respectives sont autant de vies dont les facettes sont multiples, diverses, atypiques et qui fascinent.

Pour autant, il est aussi juste de constater que nos vies respectives sont extrêmement calibrées, extrêmement rangées. Elles répondent pour beaucoup à un besoin de s’adapter à un monde toujours en mouvement. Pour beaucoup d’entre nous, nos vies se dessinent tant bien que mal selon ce qui a du sens, selon ce qui fait valeur. Aussi, s’articulent autour de nos vies, un élément dont la centralité est aujourd’hui difficilement niable, à savoir l’emploi. En effet, notre activité dans le cadre d’un emploi occupe une partie considérable dans nos vies et dans notre rapport au temps. Nous occupons une large partie de nos journées (de nos nuits dans certains cas) à focaliser notre temps de cerveau disponible à une activité de travail qui peut comporter pléthore de missions, et qui peut engager notre responsabilité individuelle et/ou collective avec une pression plus ou moins importante.

Ainsi, si l’on peut prioritairement mettre en évidence cette présence physique durant un temps conséquent dans le cadre d’une activité, dans laquelle on peut également prendre en compte la mobilité physique pour se rendre et pour quitter son activité de travail, l’on peut également évoquer le caractère mental de l’activité de travail. S’il convient de se rendre au travail tous les jours pendant un certain temps, il faut aujourd’hui constater que lorsque nous n’occupons pas notre poste de travail, c’est le travail lui-même qui vient à nous et qui s’invite aux premières loges de nos esprits. C’est pourquoi l’on peut avancer que l’activité de travail mobilise nos vies physiquement et mentalement, parfois jusqu’à saturation de notre espace mental. C’est là que la problématique se pose. En effet, les maladies professionnelles liées au stress, à l’épuisement mental (plus couramment appelé « Burnout »), au harcèlement moral et psychologique ou encore à la culpabilisation portée sur les sujets, si ces maladies ne sont pas toujours reconnues dans leur dimension attentatoire, elles font l’objet d’intenses débats et ont le mérite d’être nommées, d’être visibilisées.

Mais, il faut le dire. Si nous souffrons aujourd’hui de saturation ou de surcharge mentale, ce n’est pas parce que nous sommes collectivement défaillants, incapables de gérer nos priorités, de hiérarchiser nos tâches ou encore parce que notre équilibre psychologique serait fragile. Non, si nous souffrons, c’est parce que nous nous adaptons en permanence, nous nous conformons à des directives changeantes, à des injonctions contradictoires, à des urgences qui deviennent quasi quotidiennes. Cela est d’autant plus vrai dans certains secteurs professionnels, plutôt que d’autres. L’adaptabilité est valorisée en tant que telle et constitue une compétence majeure à développer et à faire sienne, elle est en réalité une façon de conformer les individus à des normes professionnelles et à faire d’un contexte d’urgence parfois concurrentiel entre salariés, un contexte normalisé voire banalisé dans lequel il faut s’adapter. Et n’y peuvent rien les appels au bien-être au travail, largement relayés à des fins d’affichage, qui relèvent de la servitude, et non pas d’une quelconque attention portée sur les individus. Plus vous affichez des valeurs, moins vous les portez. Et toutes les entreprises affichent des valeurs…

Abordons quelques éléments qui pourraient nous aider à mieux comprendre ce rapport à notre espace mental largement occupé par l’activité emploi. Pour cela, il faut revenir à la notion de temps. Dès le plus jeune âge, nous avons affaire à un emploi du temps qui se matérialise un travers un agenda dans lequel nous avons à mentionner les activités qui sont les nôtres. Ainsi, notre projection mentale est captée, capturée et orientée vers des activités qui vont occuper notre temps, lequel infuse dans les esprits l’idée qu’il doit être investi d’une façon ou d’une autre. Progressivement nous métabolisons l’idée que la semaine type est une semaine de 5 jours dans laquelle un certain nombre d’activités est à réaliser, le weekend étant cette pause durant laquelle notre cerveau intègre cette possibilité accordée à un temps qui serait le nôtre et qui serait investi selon nos propres désirs. Quoique, le weekend est aussi un temps investi par les agences de communication pour nous orienter vers des activités de consommation. Ainsi, nous produisons 5 jours sur 7 et nous sommes invités à consommer à l’aube du sixième jour.

Ce rapport au temps et plus exactement ce rapport à notre emploi du temps (puisqu’il faut employer son temps à quelque chose) conditionne nos imaginaires pour les ramener à un temps qui se veut productif, qui se veut rentable. Occuper son temps, c’est produire quelque chose, c’est s’investir, c’est également prouver l’efficacité ou l’efficience de ce que l’on a produit. Pourquoi pas, après tout ? Si ce temps de production n’était pas uniquement tourné vers une forme d’efficacité et au bénéfice d’autrui, cela ne poserait pas de problème. Or, il s’agit bien d’intérioriser très tôt qu’il convient d’occuper son temps de façon à répondre à une prescription, qu’il s’agisse de l’école où l’on passe beaucoup de temps à écouter autrui et à y faire nos devoirs, ou de l’emploi où l’on passe également beaucoup de temps à produire pour le compte d’une société qui, très souvent, s’approprie les fruits de cette production. Dans ce cadre-là, il est difficile d’imaginer un temps pour soi, de s’autoriser du temps pour soi, au point où lorsqu’on ne « travaille pas », nous sommes parfois gagnés par l’ennui, par notre incapacité à imaginer, à inventer notre propre rapport que l’on accorde au temps. Ainsi, c’est ce temps investi, productif, rentable qui formate nos imaginaires, et dès lors qu’il n’est plus, nos mêmes imaginaires sont incapables de se frayer un chemin, d’emprunter une voie qui serait davantage guidée par notre propre subjectivité. De ce point de vue-là, les personnes n’ayant pas d’emploi, cyniquement appelées dans le langage courant des « demandeurs d’emploi », sont tout autant sinon plus, écrasées par cette pression sociale (et parfois morale) à trouver un emploi, et donc à focaliser leur temps de cerveau disponible à trouver et à pratiquer une activité dans le cadre d’un emploi, sans quoi ils expérimentent la difficile réalité de l’exclusion sociale. L’occasion ici de souligner que nous n’existons socialement qu’à partir de ce que nous faisons professionnellement. C’est l’emploi que nous occupons qui fait notre légitimité sociale. La preuve en est, à la question, « que fais-tu dans la vie ? », chacune et chacun répond de façon assez mécanique en évoquant le métier qui est le sien. Quelques précisions au sujet d’activités décorrélées de l’emploi peuvent être partagées mais elles relèvent presque de l’anecdote. Imaginez donc celui ou celle qui ne « travaille pas », son exclusion sociale est d’abord un sentiment, puis une réalité, puis parfois celle-ci se traduit par une véritable indifférence sociale qui le ou la contraint à la marginalité.

Dans tout cela, que nous reste-t-il pour penser notre rapport au temps, à soi, aux autres, au monde ? Aujourd’hui, l’on évoque de plus en plus un phénomène social appelé « Infobésité » qui exprime notre état de surcharge cognitive et mentale. Notre espace mental étant saturé, quel temps de cerveau disponible nous reste-t-il pour penser, pour créer, pour parler (et non communiquer), pour lire, pour écouter, pour danser, pour vivre ? Ou tout simplement pour se retrouver soi-même ? La question peut légitimement se poser. Le plus grave étant possiblement notre incapacité mentale à penser ce rapport au temps, ce rapport à sa vie, ce rapport au monde. L’état des choses est rendu naturel, normalisé, au point où l’intériorisation des codes sociaux, des normes professionnelles et d’un temps se devant rentable au sens utilitariste et économique du terme, ne laisse aucune place à d’autres imaginaires. C’est pourquoi, s’arracher du temps de cerveau disponible pour soi est absolument vital, ne serait-ce que sur un plan émotionnel et sur le besoin d’être dans un équilibre mental et psychologique. Dès lors que l’on parvient à se concentrer pleinement sur la lecture d’un bouquin, que l’on parvient à réaliser une activité qui a du sens pour soi, dès lors qu’on arrive à créer du lien, que l’on apprend de nouvelles choses, que l’on arrive à sortir d’un temps imposé pour s’imposer un temps à soi, nous sommes dans des dynamiques d’émancipation. Qui plus est, dès lors que l’on arrive à mettre des mots sur ce que l’on vit au quotidien, cela est déjà une manière de prendre du recul et de penser, de questionner ce qui se présente comme étant le naturel des choses. Si l’être humain s’adapte et se conforme à différents contextes, il est important qu’il puisse faire ce pas de côté pour exprimer ce qu’il ressent, ce qu’il métabolise, ce qu’il expérimente. Mettre des mots, développer un savoir narratif au sujet de ce que l’on vit, c’est précisément ce que l’on ne fait plus, au profit d’une parole qui n’est que communication, qui se consomme à tout va, qui dégouline du fait de son caractère omnipotent et dont la valeur se réduit à son impact publicitaire. Nous bavardons, nous ne narrons plus.

Reconquérir une partie de son temps, c’est retrouver une partie de sa vie, une partie de soi. Et ce n’est pas rien. Nos vies défilent, aussi plurielles soient elles et aussi insignifiantes soient elles dans l’immensité du monde, elles restent uniques pour chacune et chacun. Il nous appartient de trouver et de créer des espaces mentaux et spatiaux pour et dans lesquels il peut exister un rapport au temps qui soit celui que l’on a décidé. Il est possible d’opposer au temps effréné de la performance et de la productivité, un temps d’échanges, de parole, de réflexion, de partage, de repos. Un temps pour soi, un temps avec les autres, peu importe, un temps investi dont la finalité relève de ce qui a du sens pour soi, pour nous, pourvu qu’une forme d’équilibre puisse se trouver.

Nous avons investi le temps de manière qu’il soit productif, rentable. Notre aliénation collective à cette idée d’un temps qui doit être investi et qui doit faire la preuve de son efficacité productive nous emmènera davantage vers plus de maladies professionnelles, de séquelles psychologiques, d’épuisement moral, mental et physique. Et cela, tout simplement parce que nos corps ne peuvent supporter de telles cadences et parce que notre espace mental a besoin de se dégager de l’espace, et donc du temps de cerveau disponible focalisé sur d’autres choses, et notamment sur rien car le rien suppose l’hypothèse d’imaginer, d’inventer, de créer. Pour le bien de notre équilibre mental, il nous faut davantage de « rien », plutôt que de « tout », il nous faut davantage d’ennui, que de journées chargées et remplies. Et là sera le début d’un potentiel d’émancipation.

C’est ici qu’il faut réhabiliter l’importance de penser. Nous nous sommes habitués à ce que l’on pense à notre place et que les choses soient gérées pour nous. Cela nous a amenés à nous conformer et à agir selon les orientations pensées par d’autres. Or, il va falloir un jour véritablement se saisir de nos vies pour les penser selon ce qui a du sens pour soi, pour nous. L’attitude qui consiste à supposer que « penser » est une activité réservée aux autres, ou que cela ne relève pas de nos affaires est une grave erreur. Nous ne pouvons pas déléguer nos vies à la merci d’autrui, nous avons à penser ce que nous vivons, c’est de cette manière que nous développerons une certaine vitalité, une certaine capacité à imaginer, à inventer et donc à faire acte de démocratie, celle-ci étant la combinaison de la possibilité de s’exprimer mais surtout d’agir (ce qu’on oublie de revendiquer très souvent) ! A partir du moment où elle n’est pas instrumentalisée, la pensée peut être libératrice car elle est le point de départ d’un regard porté sur les choses de la vie, particulièrement sur notre rapport à l’emploi et au temps alloué à celui-ci. La pensée a le mérite de nous permettre de mettre des mots, de poser des questions, de faire le récit de nos expériences, d’établir des relations avec d’autres et donc de confronter cette pensée. C’est le minimum que l’on puisse faire dans une démocratie digne de ce nom. Sinon, il en va de notre santé mentale qui tôt ou tard, par l’intermédiaire de nos corps, nous rappellera qu’elle ne peut supporter les injonctions contradictoires, les contextes de travail où l’urgence se normalise et plus généralement ce rythme effréné dicté par des logiques de performance et de rendement qui use les corps, qui sature les espaces mentaux. Alors, à défaut de changer le monde, commençons par penser celui-ci en nous accordant du temps dès qu’on le peut, dès qu’on le décide au-delà des convenances, pour jouir du sentiment de ne pas totalement laisser sa vie s’échapper, et pour se donner le droit de la chérir, plutôt que de la subir.

Nos vies valent effectivement plus que leurs profits.

Saïd Oner,

 

 

 

 

 

 

 

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