Petit plaidoyer pour la descente en compétences :
Le champ de la formation professionnelle, de l’éducation et plus généralement celui de l’emploi est depuis une vingtaine d’années gagné par la notion de compétences. Les compétences professionnelles, organisationnelles, techniques, gestionnaires aujourd’hui psycho-sociales, relationnelles ou encore émotionnelles sont autant de termes qui jalonnent et structurent le rapport aux activités chez les professionnels, enseignants, formateurs, chômeurs, élèves, stagiaires et apprenants. Tous sont sommés de « développer des compétences » au regard d’un référentiel de compétences. Pour cela, les choses étant bien faites, les acteurs (professionnels ou apprenants) bénéficient de grilles de compétences dans lesquelles se compilent des critères et des indicateurs permettant de jauger le niveau de compétences atteint ou à atteindre. Ces grilles ne se suffisant pas à elles-mêmes, les acteurs peuvent se trimballer avec un portefeuille de compétences, qui lui-même, peut comporter des blocs de compétences. Ainsi, chaque individu déambule au quotidien avec l’idée qu’il a à développer des compétences pour entretenir et valoriser la meilleure version de lui-même. Le petit individu intègre donc ce besoin de « monter en compétences » dans toutes les sphères de la vie sociale et professionnelle. Heureusement, pour cela, dans son portefeuille de compétences, outil indispensable de survie, il saura trouver quelques fiches théoriques et pratiques, mobilisables à tout instant, sur le déploiement de compétences émotionnelles, notamment pour mieux « gérer » son émotivité. Aussi, et toujours grâce à ces fiches théoriques et pratiques, il trouvera de l’information pratique s’il a besoin de démontrer sa capacité à « se démarquer » dans le cadre d’un entretien d’embauche. Enfin, si besoin était, son portefeuille de compétences lui permet également de toujours souligner son potentiel d’adaptabilité dans n’importe quelle circonstance. Oui, le petit individu s’adapte en permanence et ne se satisfait jamais de lui-même, il est toujours dans la montée en compétences et c’est pourquoi il cherche à s’améliorer continuellement, à se former continuellement (d’où l’amélioration continue et la formation continue, voire tout au long de la vie). Le petit individu n’est finalement jamais véritablement compétent mais il court après la compétence, celle-ci n’étant jamais acquise, il s’adapte à tous les contextes, à toutes les contraintes pour démontrer sa volonté de toucher un jour à la sacro-sainte compétence. En attendant, son portefeuille et ses blocs de compétences sont autant d’équipements qui lui font dire que tôt ou tard, il atteindra le sommet inaltérable des compétences. Et s’il ne l’atteint pas, il trouvera bien dans l’une de ses fiches pratiques une compétence relative à l’importance de toujours rebondir, de transformer un échec en une opportunité grâce à son capital humain qui l’enjoint à développer son plein potentiel. Oui, l’individu est un joyeux petit entrepreneur de lui-même qui doit faire fructifier son propre capital.
Comprenons ici que les compétences ne sont pas grand-chose d’autre que l’idée de développer en chacun ce sentiment de compétitivité. Les compétences ont colonisé notre imaginaire pour le situer dans le monde économique et plus précisément pour l’articuler aux besoins du marché économique. Nous avons besoin d’individus compétents (donc compétitifs) pour qu’ils intègrent les logiques de marché et de concurrence. En intégrant ces logiques, l’adaptabilité à des contextes toujours fluctuants devient une compétence majeure et chaque individu doit être prêt à se mobiliser pour les besoins en productivité économique. Aussi, en intégrant l’idée que rien n’est jamais acquis, nous mobilisons des individus compétitifs qui sont toujours en quête de compétition, de concurrence et donc développent un rapport normalisé au monde social et professionnel. Ici, il n’y a pas de place pour imaginer un autre type de rapport social entre les individus. Dès l’école, la notion de compétences est mobilisée, non pas pour « développer des compétences », mais pour faire intérioriser la notion de compétitivité dans les esprits comme seul mode opérationnel d’organisation sociale. Les compétences sont donc des modalités d’enseignement de logiques économiques où l’individu est porteur d’un capital qu’il aura à valoriser dans le marché de l’emploi mais aussi dans le marché économique, relationnel, social et même matrimonial. Ainsi, les compétences s’imposent de façon hégémonique dans l’espace social, professionnel et éducatif pour, à marche forcée, faire entendre les logiques économiques et les politiques de compétitivité et de concurrence, comme étant des logiques strictement indépassables et comme étant les seules qui vaillent dans l’organisation sociale de la société.
C’est pourquoi, il est temps de plaider pour une furieuse descente en compétences, de dévaler la pente et de faire valoir notre droit à l’incompétence. L’incompétence a quelque chose de confortable, elle se fige à nous et nous réchauffe comme un bon plaid. Là où tout est incertain avec la compétence, l’incompétence nous blottit dans une chaleur réconfortante. Chacun peut être incompétent dans bien des domaines, cela n'entame en rien le sentiment d’être utile dans bien d’autres domaines. Il faut opposer la compétence, objet fourre-tout d’injonction à être performant nulle part et partout, au sentiment d’utilité, de satisfaction personnelle et de reconnaissance individuelle et sociale. En refusant cette injonction au « développement de compétences » très standardisée, l’individu peut faire valoir sa singularité, jouir de son incompétence et décider de lui-même quant à un éventuel souhait d’évolution ou d’apprentissage de tel ou tel sujet. Il est peut-être temps de, non pas « développer ses compétences pour favoriser son employabilité » mais de cultiver son individualité pour développer son rapport à soi, son rapport à l’autre. Il est grand temps de « descendre en compétences » tel un skieur dévalant une pente pleine d’obstacles avec style et élégance. Il est temps de prendre un peu de recul sur cette notion de compétences pour l’interroger, pour en saisir sa finalité et pour tenter d’opposer à celle-ci d’autres visions du monde, d’autres ambitions quant à l’organisation sociale de notre société. Nous n’avons pas besoin de grilles et de blocs de compétences pour être « réellement » compétents dans nos activités diverses, nous n’avons pas besoin de nous améliorer continuellement (sous-entendu ici que nous ne sommes jamais assez bons), nous n’avons pas besoin de nous former tout au long de la vie (sous-entendu ici que nos qualifications ne sont jamais acquises), nous avons besoin de nous former si nous le souhaitons et quand nous le souhaitons. Nous n’avons pas à nous habituer et à nous adapter à tout, nous avons le droit d’interroger, de questionner, de refuser. Nous avons le droit d’être des médiocres, nous avons le droit de ne pas chercher à développer la meilleure version de nous-mêmes. Nous avons le droit à l’incompétence et à l’idée de faire valoir notre singularité pour refuser l’injonction à la compétition de tous contre tous (savamment maquillée par la notion de montée en compétences de chacun), dans une forme de standardisation des individus et des sujets.
Ainsi, la remise en question de la notion de compétences semble être une compétence à part entière.
Vive l’incompétence, vive le droit à la singularité, vive la descente en ski.
Saïd Oner,
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