Pourquoi la dénonciation de l’album « Tintin au Congo » relève-t-elle bien plus de la polémique ? Et pourquoi demeure-t-elle toujours aussi vive, saine et d’actualité ?

L’histoire de l’album « Tintin au Congo » est vieille comme le monde, pourrait on dire. Depuis les années 1970, l’album est souvent discuté avec une intensité forte, il est souvent cité et fait l’objet de critiques quant aux idéologies qu’il véhicule.

L’album paraît en 1931 dans un contexte social et politique dont on connaît les aspirations des puissances occidentales. Dans cet album, nous le savons, sont véhiculées des idées colonialistes et paternalistes qui supposent et affirment que les races inférieures, ici les populations noires, sont à civiliser, sont à dominer. On y rencontre des populations noires qui ne brillent pas par leur dynamisme, qui font preuve d’une remarquable fainéantise, on y voit également des populations dont l’ingéniosité technique et militaire laisse à désirer, d’où l’intervention salutaire et heureuse de Tintin qui, avec lui, a su apporter la connaissance, l’aptitude à réparer, à arbitrer, à réguler...Sur le plan graphique, on pourrait également faire remarquer les traits des populations noires, grosses lèvres, personnages bedonnants, dont l’élocution est réduite à l’enchaînement de mots dans un français incorrect. Ce qu’on appelle « le parler petit nègre » est une invention coloniale qui demeure aujourd’hui.

Dans cet album, l’imaginaire colonial, raciste et paternaliste est dépeint dans une certaine frénésie d’actions où seul Tintin parvient à se dépêtrer de situations délicates. Ce dernier incarne jusqu’à son paroxysme le bienfaiteur occidental qui se démarque du fait de son intelligence, de sa capacité à lire les évènements et, plus généralement, de sa capacité à désamorcer toutes velléités belliqueuses à son endroit. Bref, il est celui qui, au Congo, brille de toute sa grandeur face aux populations autochtones tantôt stupéfaites, tantôt émerveillées, tantôt béates.

La critique politique de cet album n’interviendra qu’à partir des années 1970, principalement en provenance du monde universitaire, intellectuel voire médiatique. Cette époque est marquée par la remise en cause des conflits internationaux, par la place qu’occupe le monde occidental, par les entreprises politiques de déstabilisation à travers le monde, et plus globalement, par la revendication de certaines libertés politiques, sociales et économiques. C’est donc dans ce contexte que naissent les premières critiques à charge de l’album « Tintin au Congo ». Ce dernier fait l’objet de questionnements et d’interrogations au sujet de la représentation des populations noires, à l’heure où son créateur, Hergé, est toujours sur le devant de la scène. Ainsi, doucement mais sûrement, l’album est remis en cause par rapport à ce qu’il véhicule et Hergé devra s’en expliquer, notamment lorsqu’il sera invité ici ou là pour parler de son œuvre.

Les années 2000 marquent une accélération dans la dénonciation de l’album, certaines associations tentent de porter la critique jusque dans les tribunaux avec plus ou moins de succès…En tout cas, cette période est marquée par une remise en question politique de l’album, et donc de Hergé lui-même en quelque sorte. C’est à partir de ce moment-là qu’observateurs et autres analystes commencent à parler de « polémiques » autour de l’album « Tintin au Congo ».

C’est à partir de ce point que je souhaite apporter mon regard.

Depuis près d’une vingtaine d’années, l’ensemble des observateurs parle de « polémiques » autour de cet album, le terme « polémique » est déjà en lui-même un problème car il nie la dimension politique d’une critique qui porte sur des idées qui sont véhiculées dans l’album. Il ne s’agit pas ici de « polémiques » mais de la volonté de questionner le rapport au monde du point de vue occidental, du point de vue du dominant.

Ainsi, les dénonciateurs de cet album ne sont pas dans la polémique, mais dans un rapport de forces où les populations dominées issues majoritairement de l’immigration postcoloniale cherchent à faire entendre une autre voix, un autre regard, à imposer un autre point de vue, une autre histoire. Il me paraît sain et juste d’écouter ce qu’ont à dire celles et ceux qui questionnent cet album, qui le remettent en cause, qui le dénoncent.

S’il faut resituer l’album dans son contexte, ce qu’aiment à rappeler tous les observateurs avérés, il faut aussi contextualiser les propos dénonciateurs des personnes, pour qui l’album pose un problème.

Quel est ce contexte ? Dans nos sociétés occidentales, disons le avec force, les populations issues de l’immigration postcoloniale subissent une forme de continuum colonial, à travers une forme d’exclusion sociale du champ politique, professionnel et culturel. Cette exclusion sociale se traduit par un accès inégal au logement, à l’emploi, à l’embauche, aux services publics. Elle se traduit également par un racisme structurel qui restreint les possibilités d’élévation sociale de ces populations. Ajoutons à cela le caractère raciste (largement documenté) de la police Française qui quadrille les quartiers populaires en occupant un espace social marqué de sa présence quasi permanente. Une police française qui contrôle plus que de raison les habitants des quartiers populaires, qui réprime et qui use de violences de façon répétée, avec une complicité aveugle du pouvoir politique et de la population en général. Ainsi, cette réalité sociale, politique et économique que vivent ces populations peut être inscrite dans une forme de continuum colonial, dans la mesure où les droits de ces populations sont largement bafoués, les cantonnent à des places subalternes dans la société, tout en permettant aux classes aisées de profiter grassement du travail dégradant, fatiguant et peu valorisé auxquels se livrent les personnels de ménage, les éboueurs, les caissiers, les soignants, les livreurs…Des professions largement sous-payées et occupées par les classes populaires, et plus précisément par les femmes des classes populaires.

C’est donc dans ce contexte là qu’il faut comprendre la remise en cause de « Tintin au Congo » car cet album participe de cet imaginaire colonial et raciste, il participe à une forme de maintien des positions sociales où les classes populaires se voient exclues du champ social et politique. D’ailleurs, la simple qualification de la dénonciation de cet album en une « polémique » relève d’un certain mépris, car le mot « polémique » nie la consistance critique du propos. Dénoncer cet album ne serait donc que polémique, le terme « polémique » renvoie à l’adoption d’une posture sans véritable fond, et cette idée participe d’un certain mépris pour les populations issues de l’immigration postcoloniale qui ne sauraient construire un propos, une analyse critique et argumentée.

De fait, les dénonciateurs ne cherchent pas à polémiquer (ils n’ont pas le temps de la polémique et du buzz), mais bien à dénoncer à partir d’une position sociale donnée, un album qui continue d’infuser dans les esprits des idées, des attitudes, des comportements racistes et coloniaux. C’est cela qu’il faut comprendre, c’est cet effort qu’il faut essayer de faire lorsqu’on occupe des positions sociales privilégiées, plutôt que de réduire la consistance d’un propos critique à de simples polémiques qualifiées d’inopportunes.  

C’est la raison pour laquelle la critique de cet album est saine, juste, pleine de vitalité et est nécessaire. Il ne s’agit pas de polémiquer mais de rappeler haut et fort, encore et toujours, qu’il ne faut jamais banaliser le racisme, le colonialisme, le paternalisme. D’autant que cette réalité là, sous une forme contemporaine, est encore vécue quotidiennement par un nombre important de nos concitoyens. Dénoncer les idées véhiculées issues de l’album « Tintin au Congo », c’est croire en une humanité qui refuse d’inférioriser autrui sur la base de considérations ethniques, raciales ou politiques, c’est crier ce besoin de justice, ce besoin d’exister sur la scène sociale et politique, c’est vouloir opposer un autre récit à un récit dominant qui élimine, infériorise et invisibilise certaines populations.

Notons également que l’argumentaire souvent évoqué consistant à dire que « tout le monde était colonialiste » dans les années 1930, laissant entendre que cela était relativement banal, est un argument qui va dans le sens des dénonciateurs de cet album. C’est bien parce que tout le monde était colonialiste, que cela fut et demeure un problème, que cela ait provoqué la mobilisation de nombreuses populations pour dénoncer ce « tout le monde était colonialiste ». Précisément, il y a aussi ceux qui subissaient le colonialisme, donc de surcroît tout le monde ne l’était pas, colonialiste. Et donc cette dénonciation de l’album « Tintin au Congo » à travers ce qu’il véhicule est une réponse proportionnée et qui vient en miroir à l’argument « tout le monde était colonialiste ».

C’est parce que « tout le monde était colonialiste » que la dénonciation a pu naître, que la critique a pu se développer presque naturellement, avec évidence, et en écho à un discours unique, inique et dominant.

Aussi, cet argument relativiste « tout le monde était colonialiste » revêt à son tour une formidable logique d’entre soi où la question de l’existence de voix discordantes ne se pose même pas, où la visibilité et l’expression du colonisé n’effleurent même pas l’esprit du dominant dans son discours à sens unique, qui va de soi. Nous avons donc, à travers les dénonciateurs, une logique de retour de bâton qui entend refuser le récit dominant et qui souhaite imposer un droit d’expression, un droit d’existence, un droit de visibilité : Nous existons et nous voulons imposer un autre récit.

Enfin, un argument qui conforte le dominant dans sa position est celui qui expose la recevabilité amicale de l’album de la part des Congolais, qui riraient de nous, qui riraient de ce que le dominant suppose du dominé. Cela est peut-être vrai, il peut exister une forme de détachement et de légèreté quant aux idées retranscrites dans l’album, de la part de ceux-là mêmes qui furent colonisés. Il n’en demeure pas moins qu’une critique plus vive, plus frontale, plus radicale a le droit d’exister et d’être considérée comme étant une critique politique consistante, au-delà de la simple polémique.

Cela étant dit, faut-il retirer l’album, faut-il le brûler ? Je ne le pense pas, même si je peux comprendre l’idée de retirer une œuvre qui porte des traces de racisme, d’antisémitisme, de colonialisme. Pour faire valoir son regard et pour raconter une autre histoire, tourner la page ne suffit pas toujours. Il faut parfois en passer par des stratégies qui relèvent d’une certaine forme de violence, violence que l’on est toujours prompt à condamner, mais qui s’inscrit pourtant dans les rapports dialectiques du monde.

Pour autant, l’album constitue une véritable plongée immersive dans l’imaginaire coloniale qui se répandait alors dans l’entre-deux guerres. L’album est inscrit au fer rouge dans un contexte qu’il convient d’étudier, pour le comprendre, pour le dépasser. En ce sens, il constitue un véritable objet pédagogique pour comprendre ce qu’a été l’expansion coloniale de certaines puissances occidentales. Je pense même que la version initiale doit être celle sur laquelle il est préférable de se pencher car elle incarne de façon débridée la vision paternaliste et raciste du dominant. S’appuyer sur un tel document, dans son jus, pour expliquer, démontrer, susciter l’interrogation et la réflexion peut être bénéfique pour dépasser des idées qui se banalisent, qui se normalisent dans nos sociétés occidentales. Il y a donc un intérêt à conserver cet album, à le lire, à le découvrir ou à le redécouvrir, à l’étudier, dans des perspectives pédagogiques et émancipatrices.

Terminons en rappelant tout de même que Hergé a écrit cet album dans un contexte qui le dépassait avec des circonstances atténuantes : 22 ans, sous la coupe d’un fasciste notoire. Il est toujours important de situer une création dans son contexte, dans son environnement, non pas pour relativiser ou pour excuser mais pour expliquer, pour tenter de comprendre d’où parle un artiste. En l’occurrence Hergé a parlé à partir d’un contexte occidental propice à l’expansion coloniale, et à partir d’un environnement professionnel très marqué par des idées réactionnaires et fascisantes. La suite de son œuvre a démontré à quel point le contexte dans lequel chacun évolue est déterminant, à quel point les rencontres dans une vie peuvent compter dans sa propre évolution.

Je pense que ce constat doit aussi se faire concernant les critiques politiques à l’égard de l’album. Les personnes critiques parlent à partir d’un contexte, d’un vécu, d’un environnement qui les pousse à faire valoir une autre voix, un autre discours. Cela est sain, cela est vital, ne serait- ce que pour l’équilibre des idées, des discours, des visions du monde. Cela est d’autant plus vital que le monde occidental a inondé de ses idées le monde en général, il est normal aujourd’hui que des voix, jadis étouffées, s’élèvent pour impulser d’autres idées.

En définitive, l’album « Tintin au Congo » véhicule des idées à combattre pour n’importe quel défenseur des droits humains. L’album resitué dans son contexte permet de comprendre d’où parle l’auteur, tandis que les critiques font valoir, à travers ce que véhicule l’album, aujourd’hui l’urgence de ne pas banaliser, de ne pas normaliser des idées qui infériorisent et qui excluent. Idées qui gagnent toujours du terrain aujourd’hui et qui sont tristement d’actualité. Les populations noires rejetées aux frontières de l’Europe et qui meurent aujourd’hui en Méditerranée, participent, peu ou prou, du même imaginaire raciste que celui que l’on trouve dans l’album.

Merci à Hergé pour son œuvre et pour l’exemple d’ouverture, de tolérance, de compréhension et d’évolution dont il a fait preuve, lui qui aurait pu sombrer définitivement dans des idées réactionnaires, merci à la critique vive et dynamique de nous rappeler en permanence que les combats sociaux, la lutte pour la dignité humaine, pour l’égalité en droits n’est jamais vaine, n’est jamais acquise et qu’il convient de la vitaliser tant qu’il y aura des êtres humains infériorisés pour ceux qu’ils sont. Et c’est parce que j’ai lu et relu les albums des aventures de Tintin que j’ai compris à quel point les idéaux d’ouverture, d’humanisme, de respect des différences sont primordiaux. C’est certainement grâce à Hergé que je peux écrire aujourd’hui ce type d’articles. 

C’est donc bel et bien un Tintinophile avéré et averti qui vous parle !

Saïd Oner,  

 





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