Pourquoi est-il si important d’être seul(e) ?

Nos sociétés développées sont pensées autour de notions telles que la famille, le collectif, le réseau ou encore la communauté. L’individu s’inscrit naturellement dans un environnement dans lequel il n’est pas seul et donc, dans lequel, il crée des liens sociaux avec d’autres. Ces liens permettent de développer des affects qui composent la vie d’un être humain et qui font corps. Ainsi, le corps social est traversé par des affects, des idées, des sentiments et chacun est amené à trouver sa place dans une communauté qui fait sens. Ce qui fait sens peut être défini de plusieurs manières, nous pouvons évoquer une communauté professionnelle dans laquelle se retrouvent des individus partageant un même intérêt pour un objet professionnel. On peut aussi évoquer le réseau qui permet de réunir des personnes ayant des points communs, on peut encore mentionner le collectif qui est un regroupement d’individus autour d’une cause commune, par exemple.

Arrêtons nous sur la famille qui est un terme chargé de représentations. La famille est un héritage et naturellement nous le subissons. De fait, pour certains individus la famille est un ensemble de personnes qui fait corps, pour d’autres la famille est un élément qui ne porte pas un sens significatif. Ainsi, si la famille relève d’une microsociété avec ses codes et ses règles, elle ne fait pas forcément corps.

Les vertus du groupe, nous dit-on, seraient l’émulation, la capacité à créer, à se surpasser, à inscrire sa singularité dans un projet plus grand que sa propre personne. A la fois, il faut être soi, démontrer (quand il ne faut pas prouver) la bienfaisance de ses intentions, tout en trouvant sa place dans un collectif. Il est évident que le groupe peut porter des individus vers des horizons que le groupe se donne, il est également important de souligner le caractère possiblement émancipateur d’un collectif qui cherche à résister à des dominations. Plus légèrement, il est tout à fait appréciable de partager du temps avec des amis, de rire à pleines dents et de vivre des moments heureux. C’est dans la légèreté que l’on retrouve du sens dans nos vies respectives.

Pour autant, il me semble vital de savoir être seul(e), de savoir se retrouver seul(e). Le fait d’être seul(e) renvoie trop vite à des représentations qui relèvent de l’étonnement, du questionnement voire du mépris. D’emblée, il faut balayer l’idée que l’individualisme serait l’apanage des égoïstes diplômés ou des arrivistes opportunistes. Revenir à son individualité est nécessaire et traduit la volonté de s’accorder un temps pour soi, de se retrouver dans un rapport de soi à soi, d’imaginer et de se laisser le droit de penser à partir de soi. Cela est primordial. L’individualité consiste à prendre le pouvoir pour soi-même, non pas au détriment des autres, mais dans le besoin vital de se retrouver soi-même, de gagner la bataille du temps au profit de sa personne, de refuser en quelques sortes cette course effrénée aux impératifs, aux sollicitations, aux injonctions.

En ce sens, revenir à soi est une posture qui peut être subversive à l’heure où nos capacités attentionnelles sont mises à mal par des sollicitations publicitaires et algorithmiques permanentes. S’arrêter sur soi ou pour soi est une victoire non négligeable sur sa capacité à reprendre un certain pouvoir dans nos vies hyper quadrillées. C’est pourquoi, être seul(e) ou savoir vivre seul(e) est une façon d’arrêter le temps et d’évoluer dans une forme d’authenticité de soi à soi. En étant seul(e), je me retrouve moi-même, je n’ai pas de rôle social à jouer, je n’ai pas besoin de me conformer, je peux me passer de normes sociales de convenance, je peux jouir de ma subjectivité la plus totale en étant ce que je suis, en étant ce que je veux être.

Existe il un projet plus émancipateur que celui d’être pleinement ce que l’on veut être ?

Et c’est parce que j’ai su être seul(e) ou vivre seul(e), que j’apprécie davantage les moments où je suis avec autrui. L’équilibre psychologique consiste à trouver la mesure entre le fait d’être entouré et le fait de se retrouver soi-même. C’est à mon avis un équilibre qui permet une meilleure connaissance de soi, une vraie capacité à choisir ses cercles de rencontre et quelque part c’est une manière de mener sa propre vie, plutôt que de la subir. Mais cela n’est possible que lorsque l’on accepte que se retrouver seul(e) est vital, et qu’il faut sortir de la conception beaucoup trop réductrice qui suppose qu’être seul(e), relève forcément de la solitude. D’ailleurs, il faut ici préciser que la solitude sur un plan philosophique a beaucoup à voir avec la liberté. La solitude n’est pas l’isolement, la solitude n’est pas toujours une fatalité, elle peut être un besoin de liberté que l’on s’accorde à soi.

En outre l’équilibre permet une stabilité émotionnelle qui permet de mieux apprécier les situations que l’on rencontre, de se positionner et même de savoir dire non.

Dans l’histoire de l’émancipation humaine, nous avons beaucoup narrer les exemples émancipatoires de certains groupes dominés, il convient de rappeler que l’émancipation est aussi une affaire individuelle. Combien de femmes et d’hommes ont fait valoir leur individualité pour jouir du droit de vivre leur singularité ? Si le collectif est une stratégie aux ambitions émancipatoires, revendiquer son individualité est une position nécessaire, respectable et potentiellement libératrice, elle aussi.

D’aucuns pourront arguer que seul(e) on ne partage rien, on s’ennuie, on ne se confronte pas à l’altérité et à la contradiction. Et cela est vrai, ou partiellement vrai. D’autres pourraient ajouter que vanter la solitude est osée dans un monde où des personnes meurent de solitude ou d’isolement. Et là aussi tout cela est recevable.

En effet, dans ce monde, des personnes meurent de solitude et elles auraient pu vivre si elles avaient connu la main tendue, la rencontre avec une belle personne ou si elles avaient pu connaître la dynamique énergique d’un groupe…Dans le même temps, dans ce monde il existe aussi des personnes qui souffrent de ne plus se retrouver elles-mêmes. Pensons à toutes ces personnes qui subissent des emplois du temps conséquent, qui sont au service des uns et des autres et qui n’ont jamais une minute pour elles ? C’est une souffrance - dont on ne mesure pas toujours la portée – car elle nie l’individualité d’une personne. Individualité qui appartient à chaque individu et que chaque individu a le droit de chérir.

On ne saisit pas les troubles pour la santé mentale lorsque l’individualité d’une personne est niée. Si je n’existe que pour les autres (parfois dans des catégorisations qui m’infériorisent), et jamais pour moi, comment pourrai je m’épanouir ?

En définitive, on peut donc souligner le caractère libérateur du temps qu’on s’accorde à soi. Mais là se joue également la notion de temps, et peu de gens ont du temps. Le temps est une aliénation sociale (Rosa, 2010) dans laquelle nous sommes tous pris, et dans laquelle l’oisiveté est combattue fortement. Le temps doit être occupé, le temps doit être productif, il doit être rentable et l’idée même de rêvasser pour soi est une aberration dans l’imaginaire collectif. C’est la raison pour laquelle, on pourrait dire que ceux qui ont du temps pour eux sont ceux qui ont les moyens humains et économiques pour le faire. Les autres, pris dans des rapports structurels de domination, sont contraints d’occuper leur temps en servant autrui (un employeur, un mari, un propriétaire).

La question qui nous aliène est aussi celle qui consiste à demander en permanence « à quoi ça sert ? ». Cette question pose la notion de l’utilitarisme derrière laquelle se cache l’idée que pour faire quelque chose, il faut que cela me serve, il faut que cela me soit utile. Nous avons ici l’efficience des logiques économiques qui posent l’impératif de la rentabilité de ce que l’on fait ou produit. Des logiques d’utilité que nous avons même intégrées jusque dans l’intime. Penser à soi, se retrouver soi, être seul(e) est une manière de se retirer de l’espace-temps productiviste où le temps doit être investi à des fins d’utilité ou de rentabilité.

Pourquoi faudrait il que les choses servent à quelque chose pour les faire ?

Si savoir être seul(e) ne fait pas gagner un kopeck au marché économique, il peut développer de véritables capacités à penser ma personne, à façonner mon être, à faire ce qu’il me plaît et, par conséquent, il me permet d’aborder les relations humaines en étant conscient de qui je suis, de ce que je souhaite et de ce que je tolère. Ainsi, être seul(e) encourage l’idée que ma personne est suffisamment en phase avec elle-même pour opérer des choix en conscience. Beaucoup de personnes aimeraient dire « non » dans bien des situations, mais n’osent le faire. Cela peut s’expliquer par une méconnaissance de soi et une absence de temps accordé à soi.

La solitude est un mot investi d’affects parfois dégradants et on peut faire remarquer cette tendance sociétale à rejoindre un groupe, un réseau ou encore une communauté. Pourtant, dans ce monde qui avance à toute vitesse et qui nie les singularités, l’individualité de l’individu qui revendique une forme de solitude n’a peut-être jamais été aussi prégnante. 

Saïd Oner, 

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