Le capitalisme des applis :

Depuis plusieurs années se développe un certain nombre d’applications au bénéfice des possesseurs de smartphones. Ces applications sont censées faciliter le quotidien des usagers et permettent de répondre à des besoins divers et variés. On peut évoquer des besoins administratifs, des besoins d’informations, des besoins de communication, des besoins ludiques, des besoins bancaires, des besoins commerciaux ou encore des besoins de rencontres amoureuses, amicales ou sociales.

Ainsi l’écran de nos smartphones déborde d’icônes relatives à des applications multiples. La possibilité d’avoir un accès direct, via son smartphone, à une icône nous donne le sentiment d’être au plus proche de nos besoins et de jouir d’une forme de contrôle sur nos vies.

Ces applications se déclinent et se montrent sous leur meilleur jour avec l’idée de simplifier l’accès à certains contenus. Elles se veulent facile d’accès, elles sont plutôt ludiques, dynamiques et profitent d’une image cool et fun qui va à l’encontre des représentations que nous avons de certaines institutions rigoureuses ou rigides. De plus, elles ont parfois tendance à généraliser le tutoiement, ce qui nous va bien car cela donne l’impression d’être en compagnie de quelqu’un qui nous veut du bien, qui se veut proche de nous et qui tranche avec la rigidité académique et procédurière des institutions.

Elles s’imposent donc assez logiquement dans le paysage numérique et fleurissent nos écrans de smartphones.

Mais on le sait également, ces applications sont détenues en grande partie par de grands groupes. Ces grands groupes se renouvellent et parviennent à « innover » dans le sens de l’histoire. Ce sens de l’histoire, c’est celui qui veut que chacun d’entre nous ait sa main greffée à son smartphone et cela devient donc un enjeu considérable pour ces grands groupes, industriels et autres marchands. Ainsi pour continuer à nous extirper un temps de cerveau conséquent, ces grands groupes cherchent à maximiser le temps que nous passons sur ces applications grâce à des designs et des algorithmes qui flattent nos pulsions et qui nous encouragent à cliquer ou à scroller.

Ces applications répondent donc à ces même logiques de profitabilité au bénéfice de ces grands groupes. Jusque-là rien de nouveau. La plus-value se situe plutôt dans l’appréhension de nos comportements et de nos habitudes de consommateur. Grâce aux traces et aux données que nous laissons en utilisant ces applications, les concepteurs étudient nos préférences, étudient le temps alloué à tel ou tel objet, étudient nos profils pour tenter de cerner ce qui est susceptible de nous faire rester sur ces différentes plateformes. A cet égard, il peut être intéressant de souligner que les applications de rencontres fonctionnent grâce à des algorithmes qui encouragent le temps de présence des usagers sur ces dites applications. Ainsi, si ces applications de rencontres nous permettent un profilage maximum et un ciblage au plus près de nos recherches, elles nous donneront surtout l’illusion permanente d’être au plus de ce que nous cherchons, sans jamais véritablement atteindre un niveau de satisfaction total afin de maximiser le temps passé sur ces applications.

L’intérêt des grands groupes possédant ces applications de rencontres n’est pas que vous trouviez l’amour ou que vous puissiez trouver des relations qui vous correspondent, mais bien que vous passiez un maximum de temps dessus. Par conséquent, il n’y a aucun intérêt pour ces applications à ce que vous trouviez trop vite ce que vous cherchez, c’est pourquoi elles opèrent selon un équilibre subtil entre le sentiment de toucher au but (sans véritablement y arriver) pour l’usager et le besoin de maintenir ce dernier en haleine en permanence, pour qu’il reste sur l’application. Sur ce point, nous pouvons parler de capitalisme émotionnel ou de marchandises émotionnelles dont parle la sociologue Eva Illouz. En effet, les émotions sont des vecteurs de profitabilité énorme pour les marchands dans la mesure où les émotions ne sont jamais satisfaites, elles sont toujours mobilisables et représentent un marché inépuisable. Le marché autour du développement personnel ou du culte du corps en est un autre exemple.

Outre les grands groupes qui possèdent ces applications, il existe aussi des applications crées par des individus qui s’inscrivent dans des projets d’innovation. L’innovation est comprise ici uniquement dans le but de développer de nouveaux marchés ou de consolider et de faire fructifier ceux qui existent déjà. On pourra faire remarquer que ces projets d’innovation sont portés par des individus qui ont connu des parcours scolaires dans lesquels les notions d’entreprenariat sont largement développées. Ces individus, en plus de bénéficier d’un capital économique et social important, ont donc un capital scolaire également riche et sont formés à l’idéologie entrepreneuriale, ils s’inscrivent donc logiquement dans ces projets d’innovation qui consistent notamment à créer des applications. Nous avons donc une partie de la jeunesse des classes plutôt aisées qui est formée à l’idéologie entrepreneuriale, à l’injonction à être auto-entrepreneur de sa propre vie, et qui donc crée des applications innovantes et profitables.

Dans le même temps, la jeunesse des classes populaires, elle, n’a pas la chance de pouvoir créer des applications innovantes. Elle est pourtant, elle aussi, sensible à l’idéologie entrepreneuriale, elle en est même convaincue. Néanmoins, sa conversion à cette idéologie se traduit plutôt à travers la généralisation du travail « ubérisé » incarné à son paroxysme par le chauffeur Uber ou le livreur Deliveroo. Ainsi, l’autoentrepreneur des classes populaires n’a effectivement pas de « patron » mais est celui qui court sur un vélo du matin au soir, sans protection sociale et sans droits sociaux. Faussement indépendant, faussement libre, il est corvéable à merci, il ne coûte pas cher et est exploitable à tout moment. Il n’a pas crée l’application Deliveroo mais il s’en sert en tant qu’outil de travail pour répondre aux besoins des usagers de cette application.

En conclusion, nous pouvons donc dire que le capitalisme des applis, s’il opère dans toutes les classes sociales, il est pour la jeunesse des classes aisées une opportunité d’innovation qui peut s’accompagner de perspectives professionnelles fortes (le créateur d’une application innovante peut être celui qui occupera un poste prestigieux dans le secteur de l’informatique ou de la communication). En revanche, ce capitalisme des applications pour les classes populaires, s’il valorise autant l’idée d’être indépendant, se traduit par une banalisation des contrats précaires et par une forme d’employabilité de cette jeunesse des classes populaires où l’exploitation à moindre coût est la norme. On pourrait même y ajouter une dimension néocoloniale puisque ceux qui roulent sans droits et sans protection sont pour beaucoup des jeunes issus de l’immigration post-coloniale.

Le capitalisme des applis, c’est donc d’abord un phénomène de société qui s’impose à partir du smartphone de chacun avec des logiques d’aliénation. Mais c’est aussi un formidable révélateur des inégalités sociales et des perspectives professionnelles selon l’appartenance à une classe sociale ou à une autre. En l’occurrence, Thomas, jeune étudiant issu d’une classe sociale aisée pourra créer son application, poursuivre ses études et pourquoi pas intégrer un cabinet de consultants. Farid, jeune étudiant issu des classes populaires ne pourra pas créer son application, il pourra éventuellement poursuivre ses études s’il arrive à les financer mais sera surtout celui, pour qui l’innovation, ne pourra se concrétiser que sur un vélo avec un énorme sac à dos à courir du matin au soir et du soir au matin dans une extrême précarité.

Saïd Oner,

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog