L’impératif de la nuance dans les débats d'idées : un impératif à nuancer

Si dans nos sociétés démocratiques contemporaines dans lesquelles chacune et chacun peut être invité à partager son regard, son avis, sa sensation ou encore sa sensibilité face à des évènements divers et variés, la capacité à tenir des propos nuancés, à prendre de la hauteur et du recul face à ces évènements est parfois une condition préalable à la recevabilité des propos par l’autre.

Cet appel à la nuance est perçu comme une capacité à raisonner qui témoignerait de la civilité et de la pertinence de réflexion d’un propos tenu par une personne ou par une autre. Aussi, la nuance serait une position intermédiaire qui se suffit à elle-même pour distancer (ou se distancer) ou disqualifier des positions jugées extrêmes ou radicales. Le nuancé est donc, de par sa position, celui qui est érigé presque naturellement comme celui qui surplombe en lévitation le débat d’idées, qui peut donner le la, qui peut incarner une posture d’arbitrage face à des propos qui manqueraient de « nuances ». Sa position de nuancé se suffit à elle-même et n’a nul besoin de s’accompagner d’arguments. C’est une position de privilégié.

Cet impératif de la nuance produit plusieurs effets dont les conséquences sont multiples.

D’abord, il laisse entendre finalement que toutes et tous ne sont pas légitimes à exprimer une opinion car toutes et tous n’ont pas l’esthétisme de la nuance, et surtout toutes et tous ne vivent peut-être pas les conditions matérielles et sociales que permettent la distance et donc la nuance…L’occasion ici de dire qu’effectivement l’impératif de la nuance, et non la nuance elle-même, est d’abord le privilège de sa position sociale dans la mesure où la prise de recul et de hauteur est un pouvoir, beaucoup plus qu’un « vouloir ». Ne peuvent prendre du recul et de la hauteur que celles et ceux qui ont l’avantage ô combien considérable d’avoir plus ou moins de temps pour penser, écouter, observer, appréhender, mesurer et donc évaluer une situation donnée. La prise de recul est donc nécessairement un pouvoir sur le temps, accompagné parfois d’une dose d’esthétisme que seule la position de classe peut permettre.

Ainsi dans le cadre évoqué ci-dessus, la part émotive et spontanée de l’expression d’une personne a tendance à être disqualifiée et traduite dans des considérations psychologiques d’instabilité mentale ou d’incapacité à « gérer » ses émotions. Cette lecture précise – en plus de témoigner d’un mépris de classe - déconsidère la recevabilité expressive d’un sentiment ou d’une émotion sous prétexte d’une incapacité à prendre de la hauteur. Ceci est la traduction d’une violence de classe qui dénie à certaines et certains la possibilité d’être entendus et qui en altère la légitimité, celle de s’exprimer.

En outre, l’expression d’une émotion, d’un point de vue purement théorique, n’empêche en rien la lucidité d’observation ou la pertinence du propos. S’il est convenu de dire que la nuance peut permettre un regard plus étoffé, plus fin, la spontanéité expressive de l’émotion a ceci de pur qui renvoie à l’authenticité première d’une observation ou d’une sensation. Les émotions disent des choses, les émotions communiquent des choses. L’expression d’un sentiment ne peut donc être disqualifiée, elle est à contextualiser, à considérer dans des circonstances particulières et, éventuellement, au regard des conditions matérielles des personnes qui formulent cette expression.

Ensuite, le second effet de cet impératif de la nuance confère une position confortable qui en dit plus que sa seule portée théorique. En cherchant toujours à nuancer, en cherchant toujours à s’opposer aux positions jugées extrêmes et/ou radicales, on se situe dans la centralité d’une position qui se voudrait équilibrée. Or cette position s’avère très souvent être en réalité une non position, une manière de ne jamais se positionner. En effet, en disqualifiant en permanence les « extrêmes » ou les pensées radicales, on se plait à consolider sa position « centrale » dans un rapport de forces où la nuance se révèle être autre chose qu’un simple préalable au débat démocratique. La nuance, comprise dans ce rapport de forces, devient une position qui permet de ne pas prendre position et qui correspond à la situation matérielle objective de celui ou celle qui défend cette position, une situation où le statut quo correspond et coïncide avec les intérêts de celui ou celle qui défend cette position.

Il y a donc un intérêt à l’appel à la nuance qui correspond au maintien de ses intérêts propres et plus largement au maintien d’un rapport de forces donné. On peut encore le dire autrement, la nuance comprise comme étant une position d’intérêts est défendue radicalement et extrêmement par ces défenseurs. S’il existe des expressions radicales ou extrêmes, au demeurant tout à fait recevables dans le cadre de la loi, le nuancé radicalise sa position en dénonçant la supposée ou réelle expression radicale, au nom du confort très bourgeois de l’esthétisme (en opposition à la sauvagerie populaire) mais surtout pour sauvegarder ses intérêts propres. 

Par conséquent, on en oublie que la radicalité de propos ne suppose que l’idée de revenir aux racines d’un problème, d’une situation, d’un évènement. En ce sens, la radicalité a la pertinence d’une lecture globale ou globalisante permettant ainsi de traiter un sujet en profondeur. La radicalité de propos n’a d’égale que sa volonté de lire une situation en globalité. De ce point de vue, elle est la bienvenue dans des perspectives éducatives, pédagogiques et émancipatrices.

Ainsi, la radicalité de propos supposée ou réelle des uns est donc fustigée, au profit de l’appel à la nuance des autres qui trahit une radicalisation de position. En fustigeant les propos radicaux en invoquant l’absence de nuance ou l’absence de prise de hauteur, in fine on entretient le statut quo d’un rapport de forces donné et on radicalise sa position.

En somme, si la nuance est un exercice théorique qui permet la complexité d’analyses et de points de vue, elle est aussi une manière de reléguer celles et ceux qui n’en sont pas capables, dans l’optique de « débattre » dans un entre soi favorisant le statut quo et pour conserver un pouvoir certain : celui de sa position de classe. En disqualifiant l’émotivité expressive au profit de l’esthétisme de la nuance, on exclut une partie importante de la population aux débats démocratiques – et donc au pouvoir d’agir -  pour la confiner au statut de subordonnées.

Il n’y a pas plus radical que celui qui défend ses intérêts propres, il n’y a pas moins nuancé que celui qui défend ses intérêts propres.

Saïd Oner,

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