Réhabiliter l’éducation populaire politique :
Le champ du travail social, de l’animation et de l’éducation
en général s’inscrit dans des orientations diverses et variées, dont l’une peut
être celle de l’éducation populaire.
Cette dernière mérite un éclairage afin de mieux comprendre
son ancrage historique, ses aspirations et les différentes réappropriations
dont elle a pu faire l’objet.
L’on peut remonter à l’entre-deux guerres pour percevoir des
aspirations démocratiques et révolutionnaires, notamment à travers le front
populaire qui revendiquait alors le droit aux congés payés ou à la semaine de
40 heures, par exemple. A cela on peut ajouter une effervescence autour des
questions de pédagogie et d’éducation, mobilisées à des fins d’encadrement
d’enfants dans le cadre de séjours de vacances.
Cette époque est traversée par un dynamisme autour
d’ambitions émancipatrices qui mobilisent citoyens, collectifs, organismes ou
encore formations politiques. C’est aussi une période marquée par le mouvement
de l’éducation nouvelle qui cherche à reconsidérer le rapport à l’autre dans
des perspectives pédagogiques délestées de tous rapports de domination. Le
champ de l’éducation est ainsi bouleversé et cherche à se réinventer, en
donnant davantage de place à l’apprenant, en questionnant la toute-puissance du
maitre et en revendiquant l’importance de sensibiliser et de former les
encadrants à la pédagogie.
Dans ce cadre là, nous pouvons parler d’une période où
l’éducation populaire est politique, comprise dans le sens où ce mouvement a
permis de développer un regard critique sur la société et a pu mobiliser des
populations gagnées par l’ambition de transformer cette société.
Après la libération, les questions d’éducation et de
pédagogie continuent de rythmer le quotidien des instructeurs, des encadrants
et plus largement de la société. Cependant, l’éducation populaire va
progressivement connaître une double transformation. En effet, dès le début des
années 1950 et portée par les maisons des jeunes et de la culture, l’éducation
populaire est plus ou moins redéfini subrepticement comme étant un champ
d’accès à la culture. Il s’agit désormais de démocratiser la culture et de la
rendre accessible à tous, l’éducation populaire se voit ainsi dotée de cette
mission de démocratisation de la culture pour tous. Ou dit autrement, la
démocratisation de la culture devient l’apanage de l’éducation populaire.
Dans le même temps, l’éducation populaire
s’institutionnalise. Le statut d’animateur professionnel est créé par l’INEP,
l’institut national d’éducation populaire. Dans cette perspective, se développe
l’animation socioculturelle. Champ professionnel dans lequel l’éducation
populaire est labelisé institutionnellement et qui donc répond à des missions
d’accès à la culture dans un cadre défini.
Si les maisons des jeunes et de la culture vont jouer un
rôle certain dans l’accès à la culture et aux savoirs, c’est précisément durant
cette période que le caractère politique et militant de l’éducation populaire
se verra transformé par des ambitions éducatives et culturelles. La capacité
critique, la construction d’une conscience politique, l’émancipation et la
perspective d’une transformation sociale se voient grandement remplacés par
l’accès aux loisirs, aux activités culturelles et plus globalement à
l’animation socioculturelle.
Tout cela étant la condition pour obtenir des subventions
afin « d’animer » associations et maisons de jeunes et de la culture.
Dans les années 1980, on assiste à l’avènement du néo libéralisme
et sa doctrine économique du « New public management » qui consiste à
réformer les services publics dans une logique gestionnaire issue du privé et
dont le but est d’améliorer la performance. Le service public est donc repensé
selon la théorie économique du « new management public » qui fait la
part belle à la productivité et à la performance.
Le néo libéralisme amène avec lui aussi tout un discours
encourageant une vision apolitique et apolitisée de la société. Il faut coupler
à la flexibilisation des entreprises une politique de destruction des
structures collectives, afin de ramener l’individu à ce qu’il doit être, à
savoir un individu responsable de lui-même. « Le chômeur est responsable
de son chômage. »
Cet assaut du néo libéralisme va frapper de plein fouet le
champ de l’animation et de l’éducation populaire, ce dernier étant lui aussi
soumis aux injonctions de performance et de rentabilité. Dès lors, le caractère
politique et militant de l’éducation populaire dont les quelques braises
subsistaient encore se voit totalement étouffé par l’imposition de procédures
bureaucratiques et de critères de la part des organismes financeurs.
Les années 90, sous fond de crise économique, favorise un
léger retour à la dimension originelle politique de l’éducation populaire,
notamment à travers l’association ATTAC fondée en 1998 qui milite pour la
justice sociale et qui se réclame de l’éducation populaire politique.
Néanmoins, la période est également marquée par l’accélération de la "bureautisation" et de la technicisation des associations qui seront sommées de se
conformer à la logique d’appels d’offres, instituée dès le début des années
2000.
Cette logique d’appels d’offres va entériner la concurrence
entre les différentes associations et structures et va ainsi reconfigurer leurs
actions. Désormais, il s’agira d’obtenir de nouveaux marchés dans le but de
croître économiquement, et potentiellement de jouir d’un monopole dans un
secteur d’activités en particulier. Ici, le public est vu comme un marché, les
personnes comme autant d’éléments pouvant participer à la viabilité économique
d’une structure.
L’éducation populaire politique parlait de compagnons de lutte, l’éducation populaire labelisée institutionnellement parlait de « public », l’éducation populaire aujourd’hui aura tendance à parler de « marchés », s’alignant ainsi sur des ressorts entrepreneuriaux dans une visée managériale.
Les années 2000 sont aussi l’occasion de réformer en profondeur
la formation professionnelle. Dans un continuum néo libéral, les différentes
réformes de la formation professionnelle vont introduire un champ sémantique
qui renvoie en permanence à la responsabilité de l’individu. Des termes comme
« compétences » ou « projet » sont pensés dans une logique
de savoir être et de responsabilité de l’individu. Ce dernier doit développer
des « compétences » pour se conformer à une autorité, il doit
développer son savoir être pour entretenir son employabilité, il doit réaliser
un projet pour faire valoir sa motivation…
Ce langage s’inscrit dans une vision néo libérale au sens
économique du terme mais aussi dans une vision dépolitisée des rapports de
pouvoir. Dans ce cadre-là, la question de l’accès à l’emploi (par exemple) ne
se pose pas selon des conditions sociales, économiques et/ou territoriales qui
pourraient contraindre l’individu à l’accès à l’emploi. Non, dans ce cadre-là,
seul l’individu est responsable et donc s’il souhaite trouver un emploi, il
doit travailler sur lui-même. L’individu est invité à chercher des réponses en
lui, sans jamais questionner les rapports sociaux.
Terminons par évoquer cette injonction au bonheur et à la
positivité qui gagne aussi le milieu de l’éducation populaire. L’arrivée en
masse de termes tels que la « bienveillance » ou encore « le
vivre ensemble » participe de cette vision dépolitisée de la société. Là
encore, ces termes qui orientent la pratique des professionnels encouragent une
vision de la société où chacun peut s’il le veut. En étant bienveillant et en
étant respectueux de ton prochain, tu évolueras.
Ces mots « valises » s’imposent dans les milieux
de l’éducation populaire et sont désormais les décideurs potentiels de
l’obtention de nouveaux marchés. Ils sont exploités à des fins de visibilité,
de communication et de viabilité économique des différentes structures. Il faut
aujourd’hui valoriser le « vivre ensemble » et faire preuve de
« bienveillance » pour rester compétitifs sur le marché associatif et
de la formation professionnelle.
Aujourd’hui, la société est traversée par des crises
économiques, sociales et écologiques comme chacun peut le percevoir au
quotidien. Certaines et certains d’ailleurs subissent ces crises plus fortement
que d’autres. Les mouvements sociaux récents ont eu le mérite de politiser les
colères et de permettre à des personnes de s’impliquer et de s’investir dans des
luttes sociales de premier plan, parfois au péril de leur vie. Si le pouvoir
politique a rarement la main qui tremble, les manifestations populaires ont pu
visibiliser les violences d’état incarnées par les forces de l’ordre. De ce
point de vue-là, l’éducation populaire a tout intérêt à renouer avec une
certaine forme de radicalité avec en ligne de mire la transformation sociale.
Oui, l’éducation populaire doit refuser un bon nombre
d’impositions, souvent présentées comme « allant de soi ». Or
les réformes et les directives données sont des choix politiques et sociétaux,
ils s’imposent grâce à un rapport de forces gagnant par celles et ceux qui ont
le pouvoir de décider et d’imposer. Si l’éducation populaire veut peser
politiquement, elle ne peut fermer les yeux sur les rapports de pouvoir, elle
se doit d’en encourager la lecture et la compréhension afin de développer un
regard critique, préalable et condition sine qua non à toutes aspirations
émancipatrices. On ne s’émancipe d’une domination que si l’on connaît la
structure qui nous domine.
Pour autant, refuser est une position défensive qui ne
saurait mobiliser avec engagement et enthousiasme. C’est pourquoi le refus doit
s’accompagner de tout un imaginaire où le pouvoir d’agir est une des perspectives
des classes dominées. Entretenir des perspectives où le champ des possibles se
dessine, où la notion de sens et de plaisir retrouve une résonnance véritable
dans le quotidien de chacun est absolument fondamental. Il est important de
créer des conditions favorables à l’engagement, tout en gardant en tête qu’il
ne faut faire à la place d’eux mais permettre à celles et ceux qui vivent les
oppressions au quotidien d’imaginer et de construire des perspectives nouvelles.
Comprendre le monde dans lequel on vit est une démarche
fondamentale. Créer des espaces où l’expérience et la connaissance de chacune
et chacun peuvent se confronter, et s’alimenter est d’une importance capitale.
Quand la parole peut être prise par celles et ceux à qui elle a toujours été
confisquée, cela peut être le début d’une dynamique de compréhension et de
remise en question de « l’état des choses », en plus de travailler à
une conscience de classe. La perspective révolutionnaire est aux mains de
celles et ceux qui en décideront ainsi, ou pas.
En attendant, la société néolibérale continue de s’exercer en paupérisant et en oppressant les classes dominées. Le discours apolitique de neutralité et le recours à la « bienveillance » ne tiendra plus très longtemps. Il faut ainsi espérer que l’éducation populaire politique aura eu la bonne idée de retrouver du politique dans ses différents champs d’action, afin de permettre à toutes ses colères populaires légitimes de ne pas se tromper de cibles.
Saïd Oner,
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