Réflexions sur les aventures de Tintin :

Comme beaucoup d’enfants de ma génération, celle qui a grandi au début des années 90, j’ai découvert les albums de Tintin. Très tôt, peut être autour de l’âge de 6-7 ans, je commençais à feuilleter ces albums pour y découvrir les nombreux personnages qui rythment les aventures effrénées du jeune reporter à la houppette légendaire. A cet égard, je souhaite d’emblée remercier ma tante et mon père qui décidèrent de me mettre entre les mains chacune des aventures de Tintin. Je ne saurais dire quelle mouche les a piqués, quelle fut la réflexion qui les poussa à m’offrir ces albums. Qu’importe, le gamin sera abreuvé d’images, de bulles, de couleur mais aussi de mots dans un enrobage cartonné qui sied parfaitement à l’idée de découverte. En effet, ouvrir une bande dessinée d’un geste tantôt délicat, tantôt vif est comme ouvrir une fenêtre qui donne sur un monde que l’enfant n’a pas encore imaginé.

J’ai le souvenir très présent d’avoir lu chacun des albums dans toutes les positions possibles et imaginables, à partir de mon lit. Parfois assis en tailleur, couché sur le dos très souvent, couché sur le ventre de temps en temps. Dès lors, et une fois dans la position la plus confortable, mon regard d’enfant va se porter sur Tintin, je vais l’accompagner dans ses aventures, je vais m’imaginer avec lui dans ses péripéties. Très vite, je crois que je m’identifie à lui, il est un adolescent, courageux, poli, loyal, dévoué. Il est quelques peu bagarreur mais ce qui m’intéresse, c’est un certain sens de la justice et de la justesse que je perçois en tant qu’enfant. Cette première accroche que cherche l’auteur est l’identification à un personnage, c’est chose faite pour ma part.

L’autre dimension est évidemment le goût de l’aventure. Tintin est davantage un aventurier qu’un reporter, un justicier plutôt qu’un observateur. Et toutes ces aventures vont me conduire dans pléthore de pays que je découvre avec fascination. Il faut s’imaginer un jeune garçon, depuis sa chambre, pouvant découvrir le monde avec de la couleur, de la vitesse, des énigmes, des rebondissements, des déchirements et des fins heureuses. Cette découverte est en fait ce qui va propulser mon intérêt pour l’altérité, peut-être plus que pour le voyage. Je tente de m’expliquer. Tintin a suscité des vocations chez beaucoup de nos contemporains, des vocations d’aventures, de voyages, de découverte. C’est aussi mon cas d’une certaine manière, mais je crois que la vocation première qu’a suscité en moi Tintin, c’est l’ouverture sur le monde, l’ouverture à l’autre, l’ouverture d’esprit. Le contexte occidental dans lequel je baignais était autocentré et ne me permettait pas de me tourner vers l’Afrique, l’Asie ou encore le Sud de l’Amérique. Cette ouverture vers d’autres continents développera ensuite un attrait pour la géographie et l’histoire de ces peuples rencontrés au gré des aventures du jeune reporter Belge.

L’autre souvenir qui reste très fort, c’est celui qui me rappelle à quel point j’ai pu lire et relire ces albums. Se plonger dans une bande dessinée est une chose, chercher à s’évader en lisant et en relisant les albums en est une autre. Je crois que cela relevait d’une volonté plus forte et plus décidée de m’imprégner de la culture des Arumbayas, de vivre au plus près des populations chinoises, de découvrir l’Afrique noire à travers le Congo ou encore de frissonner au contact de Rascar Capac. J’ai lu et relu tous les albums avec la même intensité, certains m’ont plu davantage que d’autres, certains furent parfois difficiles à saisir dans leurs intrigues et l’un m’a paru très étrange par rapport à tous les autres. Oui, les bijoux de la Castafiore, je ne l’ai pas compris petit. Pourquoi Tintin ne part pas à l’aventure ? Sa présence à Moulinsart m’avait comme désarçonné. Plus tard, je compris toute la vitalité de cet album. Bref, j’étais en mesure d’avoir des préférences mais revenir sur chacune des aventures était un rituel. J’ajoute que j’observais avec autant de fascination la quatrième de couverture des albums de Tintin, chaque aventure y est répertoriée. Le simple fait de les voir me permettait de compléter mon imaginaire, de le poursuivre au-delà de l’aventure initiale. C’est là je crois l’une des forces majeures de l’œuvre de Hergé. Encore aujourd’hui, je me plais à imaginer le Tintin d’aujourd’hui, son évolution, ses combats, ses rencontres…

Je continuais à lire Tintin jusqu’à l’adolescence. Puis progressivement, je quittais ses aventures pour découvrir d’autres mondes, notamment le monde réel qui, lui, n’est pas toujours coloré et dont les rencontres ne sont pas toujours heureuses. Passage obligé, l’âge avançant, le principe de réalité vous frappe de plein fouet, que vous le refusiez ou non.

L’âge adulte va me permettre de revenir sur mes souvenirs d’enfance. Si Tintin m’a quitté quelques temps, ce qu’il m’a permis de découvrir m’a toujours accompagné. Je dirais même plus, il m’a formé, il a fait de moi la personne que je suis aujourd’hui. Mon adolescence s’est construite à travers le développement d’une conscience sociale et politique. Rappelons que la politique, dans son sens originel, renvoie à l’idée d’échanger, de rencontrer et de confronter son regard avec celui d’autrui. Je crois pouvoir dire là aussi que Tintin a exercé une influence heureuse dans mon parcours d’adolescent puis d’adulte. Il n’est certainement pas étranger au fait que mon intérêt pour les questions sociales, politiques voire géopolitiques est la résultante, parmi d’autres influences, des lectures de ces albums.

Je souhaite ponctuer ce chapitre en disant que, contrairement à beaucoup, c’est véritablement Tintin envers lequel je me suis identifié presque naturellement. Parmi la ribambelle de personnages qui existe, certains ont fait valoir que le Capitaine Haddock était un personnage auquel on pouvait s’identifier facilement car imparfait, colérique mais aussi dévoué, touchant et intègre. Je reconnais aisément les grandes qualités du Capitaine, son humanité, ses faiblesses, sa fragilité et sa sincérité mais il est un adulte. Petit, le modèle qui s’est imposé à moi était un adolescent courageux à la bouille ronde et juvénile.

Aujourd’hui, j’ai 35 ans. Ma vie d’adulte me ramène à Tintin encore très souvent mais ce qui a évolué est mon intérêt pour celui qui a imaginé et dessiné Tintin, à savoir Hergé. Enfant, Hergé ne représentait rien pour moi, tout au plus un nom sur une bande dessinée, un nom sur lequel mes yeux passaient très vite sans jamais s’arrêter. Aujourd’hui, je cherche encore à savoir qui fut Hergé, qui fut ce personnage, qui est celui qui a influencé autant ma vie. Mes recherches sont tout de même fructueuses, je sais aujourd’hui que Hergé, et il ne faut pas le minimiser, a grandi et a été façonné dans un milieu d’extrême droite. Je reconnais volontiers que toute personne peut être influencée et influençable, de surcroit lorsque jeune et innocent. Cela fut le cas de Hergé qui évolua sous la coupe du sulfureux Norbert Wallez, un homme fasciné par Mussolini, anticommuniste et antisémite viscéral, colonialiste convaincu et défenseur d’idées d’extrême droite. Cela peut expliquer Tintin au Congo dessiné sous le trait d’Hergé mais à partir de la tête de Wallez.

Hergé, dans sa vie, rencontrera d’autres personnes à un âge où il peut penser, questionner, demander et donc s’affirmer. Ainsi, il avança aux côtés de Léon Degrelle et Raymond de Becker qui l’un comme l’autre exercera une influence plus ou moins importante dans sa carrière de dessinateur. D’abord Degrelle qui créa le parti Rexiste, un parti d’abord nationaliste puis ouvertement fasciste au point pour Degrelle de collaborer avec l’occupant nazi. Hergé, dans cette histoire, aurait participé à l’illustration d’affiches antisémites. Pendant la seconde guerre mondiale, Hergé continue de travailler au sein du journal le Soir rebaptisé le « Soir volé », journal repris par Raymond de Becker qui épouse la ligne politique et donc éditoriale de l’occupant. Hergé dessine certains de ses albums pendant cette période, notamment « l’étoile mystérieuse » dans laquelle il est impossible de passer à côté des caricatures antisémites, en particulier celle du chef de l’expédition rivale.

A cette époque, Hergé n’est plus un jeune adulte, il a une trentaine d’années. On le sait très méticuleux sur ses travaux, capable de monter au créneau lorsqu’il a le sentiment qu’on lui vole son travail. Il a une personnalité, il a du caractère et sait ce qu’il veut. On ne peut donc relativiser sa collaboration, quand bien même passive, au sein de la rédaction du Soir, où il s’inscrit consciemment dans cette surenchère antisémite. Sa position est assumée, il continue son travail en connaissance de cause. Ce n’est pas la morale qui me pousse à penser de lui qu’il aurait pu ou qu’il aurait dû refuser certaines positions. Hergé était un homme conscient de son époque, il a su prendre position dans le cadre de son travail, il connaissait les rapports de force, il aurait pu prendre position sur un plan idéologique et politique.

On a coutume de dire qu’il vivait avec son temps, que tout le monde était « colonialiste » et/ou « antisémite », ce qui tendrait à relativiser la responsabilité du dessinateur. Je m’inscris en faux par rapport à ce relativisme, Hergé a collaboré pendant la seconde guerre mondiale, il a collaboré passivement peut être mais il a dessiné et gagné sa vie au sein d’une rédaction qui a épousé la ligne de l’occupant. Ce n’est pas anodin et bien qu’il ne faille réduire Hergé à cette temporalité, il est pour moi important de dire ce qu’il a été sans détours.


J’en arrive à des périodes moins sombres et symptomatiques de la personnalité complexe de l’auteur. Ce dernier fut aussi celui qui chercha à comprendre les cultures et pays du monde entier, à commencer peut-être par la Chine. Hergé est aussi cet homme, une fois débarrassé d’influences regrettables, qui veut dépasser les clichés, les préjugés et les représentations dégradantes que l’occident peut porter à l’égard des populations jugées comme inférieures. C’est la raison pour laquelle sa rencontre avec Tchang Tchong Jen, un jeune Chinois étudiant à Bruxelles sera décisive dans sa carrière. L’étudiant va ouvrir des portes à Hergé, lui permettant de découvrir de nouvelles techniques quant aux graphismes de ses dessins mais aussi et surtout, il va faire évoluer ses idées et sa pensée au sujet d’une population que l’on a jugé barbare et fourbe.

Hergé va évoluer sur la forme, son travail graphique va prendre une dimension nouvelle. Pour un dessinateur dont l’ambition est grandissante, il devient impératif de pouvoir évoluer sur la forme. Sur le fond également. Hergé se documente, rencontre son ami Tchang tous les dimanches pendant de longues semaines, Hergé lit…Bref, il semble s’émanciper de son milieu dans lequel la pensée ne s’encombre pas de complexité ni de nuances.

Le dessinateur Belge va donc continuer à évoluer jusqu’à la fin de sa vie pour permettre à ses lecteurs de voyager pour découvrir l’autre. Si Hergé a indiscutablement évolué dans son rapport au monde, il m’est difficile de dire aujourd’hui qu’il a aussi évolué idéologiquement. Loin de moi l’idée de l’enfermer dans une catégorie bien précise mais je crois que Hergé n’a jamais totalement rompu avec son milieu d’origine. Il s’en est éloigné, il a su parfois s’en libérer mais sans jamais véritablement opérer une rupture définitive avec celui-ci. Hergé est un homme loyal qui est reconnaissant envers les gens qui l’aidèrent, il sera à jamais reconnaissant de Norbert Wallez, le voyant d’abord comme celui qui lui a ouvert les portes du vingtième siècle dans lequel il dessinait dans un supplément jeunesse. Il en est de même pour Raymond de Becker, cet homme qu’il perçoit comme celui qui lui a permis de continuer son travail durant la seconde guerre mondiale.

Hergé n’est pas un homme qui se positionne idéologiquement. Il a le mérite de la curiosité, de l’intérêt, de l’apprentissage, de la rencontre mais il ne bousculera jamais véritablement les idées qui l’ont façonné. Il ne les voit pas comme problématiques, il se contente de dire qu’il ne faisait que dessiner, voulant par-là prouver une forme d’innocence voire de naïveté à laquelle on ne saurait succomber. Ne pas prendre position, c’est prendre position. Hergé en ne prenant pas position activement, a pris position passivement.

Vers la fin de sa vie, il aura une formule intéressante qui traduit peut-être ce que j’essaye de dire. A la question : « Depuis toutes ces années, Tintin a-t-il évolué ? », le dessinateur répondit que Tintin a évolué mais il n’a pas changé. Je crois que cette phrase aux apparences anodines peut largement s’appliquer au créateur de Tintin. Oui, Hergé a évolué au gré de ses rencontres mais il n’a pas changé, il restera certainement ce petit « belgicain » qui a eu un intérêt indiscutable pour le monde, pour les autres mais qui ne quittera jamais son milieu d’origine. S’il n’a pas épousé les idées d’extrême droite que ses camarades ont parfois incarné jusque dans l’infamie, Hergé n’a jamais rejeté ces idées, il a baigné autour et avec elles.

Aujourd’hui, j’ai 35 ans. J’aime toujours autant Tintin, je suis toujours intéressé par Hergé. Il est fort possible que j’aurais aimé que le créateur de celui qui a bercé ma vie d’enfant ait été aussi irréprochable que son jeune héros. De ce point de vue-là, je veux bien admettre ma naïveté à vouloir espérer, chez quelqu’un que j’admire, une position idéologique et politique marquée. Oui, j’aurais adoré que Hergé soit un homme de gauche, profondément antiraciste, anticolonialiste et féministe. Oui, féministe, d’autant qu’il fut accusé de misogynie à cause du peu de femmes présentes dans les aventures de Tintin. La seule femme jouant un rôle subalterne, Bianca Castafiore, est caricaturée en une femme hystérique qui agace.

Hergé n’était rien de tout ça mais Tintin restera ce jeune homme valeureux et aventurier. Peut-être que Hergé a fait faire à Tintin ce qu’il n’a jamais su faire lui, ou plutôt il a fait faire à Tintin ce qu’il aurait voulu faire lui.

L’image que j’aimerais garder et qui résume parfaitement, à la fois le sens de la justice de Tintin et la volonté qu’avait Hergé de mieux connaitre les différents peuples, est cette case que l’on retrouve dans le lotus Bleu (vous pourrez la consulter en fin de document).

Tintin s’en prend à un blanc qui venait de maltraiter un tireur de poussepousse qui l’avait malencontreusement percuté. Tintin s’oppose à cette « brute » qui était sur le point de s’en prendre physiquement au tireur de poussepousse. Dans cette case on voit donc Tintin s’opposer, en quelques sortes, à la hiérarchie raciale qui veut que le blanc incarnant la race supérieure civilise les races inférieures, ici les barbares Chinois. De plus, dans cette case, figure une inscription en Chinois que Hergé a très certainement écrite sur les conseils de son ami Tchang Tchong Jen.  Avait-il connaissance de sa signification ? On peut en douter. Toujours est-il que la traduction de cette inscription révèle une injonction des plus délicieuses et à laquelle je me plie volontiers : A bas l’impérialisme !

En définitive, cette case est la synthèse parfaite de ce que j’aime chez Tintin, la défense des opprimés, un certain sens de la justice ou mieux encore un certain refus de l’injustice. Et c’est aussi ce que j’aime tout particulièrement chez Hergé, à savoir cette soif de connaissance, sa volonté de mieux appréhender le monde, sa capacité à se libérer du dogme pour élargir sa vision du monde.

Hergé n’est pas Tintin, Tintin n’est pas Hergé. Qu’importe, cette ambivalence n’altère pas le regard fasciné et insouciant de l’enfant qui lira Tintin au pays de l’or noir. Et si l’adulte a raison de chercher à comprendre le personnage de Hergé dans toute sa complexité, il peut s’inspirer de Tintin qui a toujours cherché à nuancer, à contextualiser, à comprendre et donc, in fine, à recevoir l’autre dans toute sa singularité.

Saïd Oner,

La case issue du Lotus Bleu :





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